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Et l’imagination de Clairette, emballée à fond, entassait projet sur rêve, à perte de vue.

À la fin, entraînée par son désir de donner corps à ses châteaux en Espagne, se tournant vers son aïeule, elle s’informa :

« Crois-tu que tes voisins viendront te faire une visite ? Était-ce leur habitude, jadis ?

— Des nobles ! y penses-tu ! se récria Pétiôto, très respectueuse des distances sociales. Ta grand’mère et nous tous ne sommes pour eux que la famille d’un ancien serviteur. »

Claire fit la moue et laissa tomber, désappointée :

« Si peu que ça ?… »

Grand’mère inclina la tête silencieusement, et Mme  Lortet repartit, ironique :

« Prétendais-tu donc frayer de pair à égal avec les barons de Kosen ?

— Pourquoi non ? Chacun vaut selon ce qu’il s’est fait, au moins autant que par la souche d’où il est sorti ; je l’ai entendu répéter cent et cent fois par des gens qui n’étaient point des sots. Et c’est si vrai que papa, ce fils d’un ancien serviteur, comme dit Pétiôto, était ingénieur d’une compagnie de chemin de fer, en Portugal, et qu’un vieux monsieur, qui se faisait appeler le comte de M…, y était simple commis. De quel côté avait passé la supériorité, ma cousine ?

— Tu es une petite orgueilleuse, fit Rogatienne dépitée de ne pouvoir opposer quelque argument solide à la riposte de Claire.

— Orgueilleuse… c’est bientôt dit… Encore faudrait-il le prouver. »

Elle médita dix secondes, puis, regardant Rogatienne :

« Je suis orgueilleuse de papa, c’est vrai, parce qu’il est un très savant ingénieur ; y trouveriez-vous à redire ?

— Allons, allons, Clairette, taisons-nous ! » intervint grand’mère, dont les pauvres mains affaiblies tremblaient depuis un instant à ne plus pouvoir manœuvrer son couteau ni sa fourchette.

Puis, d’une voix qui chevrotait un peu : « Ne t’occupe pas de nos voisins ; il y a longtemps qu’ils ne nous connaissent plus. Ils ne sont pas d’un monde où la valeur acquise nivelle les distances ; tu t’en apercevras vite. »

Elle dut s’interrompre, parce que la voix lui manquait tout à fait. Son doux visage, encadré de bandeaux neigeux, était devenu uniformément pâle. Et elle tenait les yeux baissés sur son assiette, comme si elle eût craint d’y laisser lire…

Après une minute de ce silence oppressant, elle ajouta avec un très pénible effort :

« Ce n’est pas du côté des barons de Kosen que tu peux espérer rencontrer de la distraction, si tu t’ennuies.

— Je ne m’ennuie pas, grand’mère ; je ne me suis pas ennuyée une minute depuis que je suis à Arlempdes. Si j’avais mes pauvres parents pour me gâter, je pourrais même dire que jamais je ne me suis trouvée plus heureuse. J’aime tant mon pays ! Tu sais, je l’ai adopté pour le vrai mien, grand’mère, notre vieux Velay, ajouta-t-elle, se rappelant son désir de s’attacher au sol par la possession de la chère demeure, désir que son père était en train de réaliser ; je crois que j’y finirai mes jours. Lorsque j’aurai ton âge, il y aura comme à présent une vieille dame dans la bergère, à côté de la fenêtre… Et la vieille dame… ce sera moi.

— Bonne petite Vellave ! fit grand’mère, dont les traits se rassérénaient peu à peu. Il faudra bien qu’on t’en fasse admirer ce que tu ne connais pas encore de « ton pays ». Dès que Théofrède aura le temps de vous conduire, vous partirez avec Friquet et la jardinière, Pétiôto et toi. L’instituteur d’Arlempdes a raconté l’autre jour, devant les cousines, que son collègue de Goubet avait découvert des grottes curieuses, pas loin d’ici, à Beth. Elles renferment des tombeaux datant de l’époque féodale, paraît-il ; vous irez voir ça.