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L’ÉPÉE.

Loin des neiges, refuge altier du gypaète,
J’ai là, peuple, un cachot rempli d’horreur muette,
Et que, libre dedans, je suis captif dehors !
Peuple, la patience est pleine jusqu’aux bords.
Je dis que j’ai mon père, oui, mais j’ai ma patrie.
Mon père est satisfait, mais ma mère est flétrie ;
Ma mère, la voilà, c’est la montagne. Enfant,
Elle m’aima. Je l’aime à mon tour. Triomphant,
Ou vaincu, je la veux fière autant qu’elle est haute.
Celui qui prend aux monts la liberté, leur ôte
La grandeur, et je dis que je souffre ! je dis
Que c’est en vain qu’au fond des bois les vents hardis
Font bruire et parler la feuille et la ramure,
Je dis que je me sens muet quand tout murmure,
Je dis que je voudrais prendre en mes bras les os
De nos aïeux, et fuir, peuple ! et que les oiseaux,
Quand ils s’envolent, gais et hautains, m’humilient ;
Je dis que les joncs vils me raillent lorsqu’ils plient ;
Je dis qu’en plein été, quand l’air semble agrandi,
J’ai froid, et que je suis aveugle en plein midi.
Est-ce que par hasard vous entendez encore
Le rossignol la nuit et le coq à l’aurore ?
Moi pas. Je dis que j’ai la diminution
D’être un homme portant envie à l’alcyon,
Je dis qu’en ce sépulcre où l’âme est endormie,
J’ai ma part de suaire et ma part d’infamie.
Et que je sens ce ver, l’opprobre, qui me mord,
Et que tout est vivant, et que moi je suis mort !
Oh ! porter ce fardeau honteux, un roi ! Dépendre
D’une humeur, qu’il n’a pu sur quelque autre répandre,
De ses plans contre ou pour telle ou telle tribu,
D’un plaisir mal fini, d’un vin tristement bu !

Montrant la foule.

Ah ! je suis bête fauve, eux sont bêtes de somme !
Ô transformation hideuse ! où donc est l’homme ?
Où donc est le peuple ? Ombre, où donc est le soleil ?
Je fais le rêve affreux dont ils ont le sommeil !
Quand donc entendra-t-on le bruit du jet de lave,
La respiration fauve d’un peuple brave
Aimant mieux dépenser son sang que son honneur,
La rumeur de la ruche en éveil, le seigneur
Criant grâce ! l’émeute, et, parmi les mêlées,
Tous les tocsins hurlant dans toutes les vallées !
Ô peuple, en subissant le maître, tu l’absous.