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THÉÂTRE EN LIBERTÉ.

La conscience humaine est gisante dessous.
Tu ne distingues plus ton droit. Mais quelle espèce
D’éclair te faut-il donc dans cette nuit épaisse ?
Moi de moins, tout périt. Car je suis le dernier.
Oh ! je dis qu’en cette ombre on finit par nier
Que la vie ait un but, que le monde ait une âme,
Je dis qu’un beau ciel bleu semble un complice infâme,
Que tout cet univers n’est plus qu’un sombre jeu,
Et qu’un homme de trop, c’est l’éclipse de Dieu !

Prêtre-Pierre veut l’interrompre. Il le regarde fixement.

Quand la langue de feu tombe, et parle à la terre,
L’homme ne peut l’éteindre ; elle ne peut se taire.

Il se retourne vers le peuple.

Savez-vous seulement quels aïeux vous avez ?
Vos pères souriaient devant les rois bravés.
Aux hallebardes d’or, aux riches pertuisanes,
Ces pâtres opposaient les piques paysannes ;
Pour garder leur paix sainte ils étaient belliqueux ;
Leur lance était leur femme et couchait avec eux ;
Ah ! ni czar, ni sultan, ni duc sérénissime.
Ils veillaient, ils faisaient des feux de cime en cime,
Si bien qu’à chaque mont, porteur d’une clarté,
Ils mettaient cette étoile au front, la liberté.
Hélas ! ce qu’ils étaient flétrit ce que vous êtes.
Les déroutes du turc féroce étaient leurs fêtes.
Ah çà ! vous avez donc dans l’esprit que je puis
Oublier nos aïeux qu’un monde eut pour appuis !
Ils guerroyaient au vent, au soleil, sous les pluies.
Ils faisaient frissonner leurs mères éblouies ;
Ils péchaient et chassaient seuls chez eux, expulsant
Venise avec sa croix, Stamboul et son croissant,
Et ce golfe a toujours vu devant leurs colères
Fuir le lourd battement des rames des galères.
Cela n’empêchait pas de labourer ; l’été,
On moissonnait gaîment, et leur simplicité
Mêlait l’humble travail aux résistances fières.
Ce peuple, à l’empereur qui, pour mettre aux bannières,
Leur envoyait un aigle, envoyait un crapaud.
Si quelque prince eût dit : J’attends de vous l’impôt,
Ils eussent répondu : Payable à coups de pique.
Ah ! c’était un beau bruit dans la montagne épique,
C’était un fier frisson dans les rocs et les bois,
Quand ces chasseurs des loups donnaient la chasse aux rois !