Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/217

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regarde Goldau. La foule était restée sur l’observatoire, j’étais seul là, le dos tourné au couchant. Je ne sais ce que voyaient les autres, mais mon spectacle à moi était sublime.

L’immense cône de ténèbres que projette le Rigi, nettement coupé par ses bords et sans pénombre visible à cause de la distance, gravissait lentement, sapin à sapin, rocher à rocher, le flanc rougeâtre du Rossberg. La montagne de l’ombre dévorait la montagne du soleil. Ce vaste triangle sombre, dont la base se perdait sous le Rigi, et dont la pointe s’approchait de plus en plus à chaque instant de la cime du Rossberg, couvrait déjà Art, Goldau, dix vallées, dix villages, la moitié du lac de Zug et tout le lac de Lowerz. Des nuages de cuivre rouge y entraient et s’y changeaient en étain. Au fond du gouffre, Art flottait dans une lueur crépusculaire qu’étoilaient çà et là des fenêtres allumées. Il y avait déjà de pauvres femmes filant à côté de leur lampe.

Art vit dans la nuit ; le soleil s’y couche à deux heures.

Un moment après, le soleil avait disparu, le vent était froid, les montagnes étaient grises, les visiteurs étaient rentrés dans l’auberge. Pas un nuage dans le ciel. Le Rigi était redevenu solitaire, avec un vaste ciel blanc au-dessus de lui.

Je t’écrivais, chère amie, dans une de mes premières lettres : « Ces vagues de granit qu’on appelle les Alpes. » Je ne croyais pas dire si vrai. L’image qui m’était venue à l’esprit m’est apparue dans toute sa réalité sur le sommet du Rigi, après le soleil couché. Ces montagnes sont des vagues en effet, mais des vagues géantes. Elles ont toutes les formes de la mer ; il y a les houles vertes et sombres qui sont les croupes couvertes de sapins, les lames blondes et terreuses qui sont les pentes de granit dorées par les lichens, et, sur les plus hautes ondulations, la neige se déchire et tombe déchiquetée dans des ravins noirs, comme fait l’écume. On croirait voir un océan monstrueux figé au milieu d’une tempête par le souffle de Jéhovah.

Un rêve épouvantable, c’est la pensée de ce que deviendraient l’horizon et l’esprit de l’homme si ces énormes ondes se remettaient tout à coup en mouvement.