Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/205

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pour empêcher le passé de disparaître, pour empêcher l’avenir de naître, pour rester les rois, les riches, les puissants, les privilégiés, les heureux, tout devint bon, tout devint juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les besoins de la lutte et on répandit dans le monde une morale de guet-apens contre la liberté, que mirent en action Ferdinand à Palerme, Antonelli à Rome, Schwartzenberg à Milan et à Pesth, et plus tard à Paris les hommes de décembre, ces loups d’État.

Il y avait un peuple parmi les peuples qui était une sorte d’aîné dans cette famille d’opprimés, qui était comme un prophète dans la tribu humaine. Ce peuple avait l’initiative de tout le mouvement humain. Il allait, il disait : venez, et on le suivait. Comme complément à la fraternité des hommes qui est dans l’évangile, il enseignait la fraternité des nations. Il parlait par la voix de ses écrivains, de ses poëtes, de ses philosophes, de ses orateurs comme par une seule bouche, et ses paroles s’en allaient aux extrémités du monde se poser comme des langues de feu sur le front de tous les peuples. Il présidait la cène des intelligences. Il multipliait le pain de vie à ceux qui erraient dans le désert. Un jour une tempête l’avait enveloppé ; il marcha sur l’abîme et dit aux peuples effrayés : pourquoi craignez-vous ? Le flot des révolutions soulevé par lui s’apaisa sous ses pieds, et, loin de l’engloutir, le glorifia. Les nations malades, souffrantes, infirmes, se pressaient autour de lui ; celle-ci boitait, la chaîne de l’inquisition rivée à son pied pendant trois siècles l’avait estropiée ; il lui disait : marche ! et elle marchait ; cette autre était aveugle, le vieux papisme romain lui avait rempli les prunelles de brume et de nuit ; il lui disait : vois, elle ouvrait les yeux et voyait. Jetez vos béquilles, c’est-à-dire vos préjugés, disait-il ; jetez vos bandeaux, c’est-à-dire vos superstitions, tenez-vous droits, levez la tête, regardez le ciel, regardez le soleil, contemplez Dieu. L’avenir est à vous. Ô peuples ! vous avez une lèpre, l’ignorance ; vous avez une peste, le fanatisme ; il n’est pas un de vous qui n’ait et qui ne porte une de ces affreuses maladies qu’on appelle un despote ; allez, marchez, brisez les liens du mal, je vous délivre, je vous guéris ! C’était par toute la terre une clameur reconnaissante des peuples que cette parole faisait sains et forts. Un jour il s’approcha de la Pologne morte, il leva le doigt et lui cria : lève-toi ! la Pologne morte se leva.

Ce peuple, les hommes du passé, dont il annonçait la chute, le redoutaient et le haïssaient. À force de ruse et de patience tortueuse et d’audace, ils finirent par le saisir et vinrent à bout de le garrotter.

Depuis plus de trois années, le monde assiste à un immense supplice, à un effrayant spectacle. Depuis plus de trois ans, les hommes du passé, les scribes, les pharisiens, les publicains, les princes des prêtres, crucifient, en présence du genre humain, le Christ des peuples, le peuple français. Les