Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un détail qu’il faut noter encore, c’est que les soldats ne firent aucun prisonnier dans cette barricade. Ceux qui la défendaient se dispersèrent dans les rues du faubourg ou trouvèrent asile dans les maisons voisines. Le représentant Maigne, poussé par des femmes effarées derrière une porte d’allée, s’y trouva enfermé avec un des soldats qui venaient de prendre la barricade. Un moment après, le représentant et le soldat sortirent ensemble. Les représentants purent quitter librement ce premier champ de combat.

À ce commencement solennel de la lutte, une dernière lueur de justice et de droit brillait encore, et la probité militaire reculait avec une sorte de morne anxiété devant l’attentat où on l’engageait. Il y a l’ivresse du bien, et il y a l’ivrognerie du mal ; cette ivrognerie plus tard noya la conscience de l’armée.

L’armée française n’est pas faite pour commettre des crimes. Quand la lutte se prolongea et qu’il fallut exécuter de sauvages ordres du jour, les soldats durent s’étourdir. Ils obéirent, non froidement, ce qui eût été monstrueux, mais avec colère, ce que l’histoire invoquera comme leur excuse ; et, pour beaucoup peut-être, il y avait au fond de cette colère du désespoir.

Le soldat tombé était resté sur le pavé. Ce fut Schœlcher qui le releva. Quelques femmes éplorées et vaillantes sortirent d’une maison. Quelques soldats vinrent. On le porta, Schœlcher lui soutenant la tête, d’abord chez une fruitière, puis à l’hôpital Sainte-Marguerite où l’on avait déjà porté Baudin.

C’était un conscrit. La balle l’avait frappé au côté. On voyait à sa capote grise boutonnée jusqu’au collet le trou souillé de sang. Sa tête tombait sur son épaule, son visage pâle, bridé par la mentonnière du shako, n’avait plus de regard, le sang lui sortait de la bouche. Il paraissait dix-huit ans à peine. Déjà soldat et encore enfant. Il était mort.

Ce pauvre soldat fut la première victime du coup d’État. Baudin fut la seconde.

Avant d’être représentant, Baudin avait été instituteur. Il sortait de cette intelligente et forte famille des maîtres d’école [1], toujours persécutés, qui sont tombés de la loi Guizot dans la loi Falloux et de la loi Falloux dans la loi Dupanloup. Le crime du maître d’école, c’est de tenir un livre ouvert ; cela suffit, la sacristie le condamne. Il y a maintenant en France dans chaque village un flambeau allumé, le maître d’école, et une bouche qui souffle

  1. Il y a ici une erreur. Cela tient à ce que ces pages ont été écrites il y a vingt-six ans. Esquiros, qui connaissait Baudin, interrogé par moi, m’avait dit que Baudin avait été instituteur. Esquiros se trompait. Baudin avait été médecin. (Note de l’édition Hetzel-Quantin.)