Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/432

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vait être une imprudence. On s’en expliqua avec lui ; il déclara qu’il ne trahirait pas le représentant, et il fut convenu que devant le commissaire de police Gindrier serait un parent et s’appellerait Baudin.

Les pauvres femmes espéraient. La blessure était grave peut-être, mais Baudin était jeune et d’une bonne constitution. – On le sauvera, disaient-elles. Gindrier gardait le silence. Chez le commissaire de police, le voile se déchira. – Comment va-t-il ? demanda madame L… en entrant. – Mais, dit le commissaire, il est mort. – Comment ! mort ? – Oui, tué sur le coup.

Ce fut un moment douloureux. Le désespoir de ces deux femmes si brusquement frappées au cœur éclata en sanglots. – Ah ? infâme Bonaparte ! s’écriait madame L…, il a tué Baudin. Eh bien, je le tuerai. Je serai la Charlotte Corday de ce Marat.

Gindrier réclama le corps de Baudin. Le commissaire de police ne consentit à le rendre à la famille qu’en exigeant la promesse qu’on l’enterrerait sur-le-champ et sans bruit et qu’on ne le montrerait pas au peuple. – Vous comprenez, ajouta-t-il, que la vue d’un représentant tué et sanglant pourrait soulever Paris. – Le coup d’État faisait des cadavres, mais ne voulait pas qu’on s’en servît.

A ces conditions, le commissaire donna à Gindrier deux hommes et un sauf-conduit pour aller chercher Baudin à l’hospice où il avait été déposé.

Cependant le frère de Baudin, jeune homme de vingt-quatre ans, étudiant en médecine, survint. Ce jeune homme a été depuis arrêté et emprisonné ; son crime, c’est son frère ; poursuivons. On se rendit à l’hospice. Sur le vu du sauf-conduit, le directeur introduisit Gindrier et le jeune Baudin dans une salle basse. Il y avait là trois grabats couverts de draps blancs sous lesquels on distinguait la forme immobile de trois corps humains. Celui des trois qui occupait le lit du milieu, c’était Baudin. Il avait à sa droite le jeune soldat tué une minute avant lui à côté de Schœlcher, et à sa gauche une vieille femme qu’une balle perdue avait atteinte rue de Cotte et que les exécuteurs du coup d’État n’avaient ramassée que plus tard ; dans le premier moment on ne retrouve pas toutes ses richesses.

Les trois cadavres étaient nus sous leur suaire.

On avait seulement laissé à Baudin sa chemise et son gilet de flanelle. On avait trouvé sur lui sept francs, sa montre et sa chaîne d’or, sa médaille de représentant, et un porte-crayon en or dont il s’était servi rue Popincourt, après m’avoir passé l’autre crayon, que je conserve. Gindrier et le jeune Baudin s’approchèrent tête nue du grabat qui était au milieu. On souleva le suaire, et la face de Baudin mort leur apparut. Il était calme et semblait dormir. Aucun trait du visage n’était contracté ; une nuance livide commençait à marbrer ses joues.