Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/78

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Je me dirigeais vers le boulevard ; j’y voyais une fournaise, j’y entendais un tonnerre.

Je vis venir à moi Jules Simon, qui, dans ces jours funestes, risquait vaillamment une vie précieuse. Il m’arrêta. – Où allez-vous ? me dit-il. Vous allez vous faire tuer. Qu’est-ce que vous voulez ? – Cela, lui dis-je.

Nous nous serrâmes la main.

Je continuai d’avancer.

J’arrivai sur le boulevard ; il était indescriptible. J’ai vu ce crime, cette tuerie, cette tragédie. J’ai vu cette pluie de la mort aveugle, j’ai vu tomber autour de moi en foule les massacrés éperdus. C’est pour cela que je signe ce livre UN TÉMOIN.

La destinée a ses intentions. Elle veille mystérieusement sur l’historien futur. Elle le laisse se mêler aux exterminations et aux carnages ; mais elle ne permet pas qu’il y meure, voulant qu’il les raconte.

Au milieu de cet assourdissement inexprimable, Xavier Durieu me croisa comme je traversais le boulevard mitraillé. Il me dit : – Ah ! vous voilà. Je viens de rencontrer Madame D. Elle vous cherche.

Madame D. [1] et Madame de la R. [2], deux généreuses et vaillantes femmes, avaient promis à Madame Victor Hugo, malade et au lit, de lui faire savoir où j’étais et de lui donner de mes nouvelles. Madame D. s’était héroïquement aventurée dans ce carnage. Il lui était arrivé ceci : à un coin de rue, elle s’était arrêtée devant un amoncellement de cadavres et avait eu le courage de s’indigner ; au cri d’horreur qu’elle avait poussé, un cavalier était accouru derrière elle, le pistolet au poing, et, sans une porte brusquement ouverte où elle se jeta et qui la sauva, elle était tuée.

On le sait, le total des morts de cette boucherie est inconnu. Bonaparte a fait la nuit sur ce nombre. C’est l’habitude des massacreurs. On ne laisse guère l’histoire établir le compte des massacrés. Ces chiffres-là ont un fourmillement obscur qui s’enfonce vite dans les ténèbres. Un des deux colonels qu’on a entrevus dans les premières pages de ce volume a affirmé que son régiment seul avait tué « au moins deux mille cinq cents individus ». Ce serait plus d’un par soldat. Nous croyons que ce colonel zélé exagère. Le crime quelquefois se vante dans le sens de la noirceur.

Lireux, un écrivain saisi pour être fusillé et qui a échappé par miracle, déclare avoir vu « plus de huit cents cadavres ».

Vers quatre heures, les chaises de poste qui étaient dans la cour de l’Elysée furent dételées.

Cette extermination, qu’un témoin anglais, le capitaine William Jesse, appelle «

  1. Cité Rodier, 20
  2. Rue Caumartin.