Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/88

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j’ai fait exempter du service militaire. Je ne l’avais pas rencontré depuis quatre ou cinq ans, je le retrouvais dans ce tumulte. Il me parlait comme si nous nous étions vus hier. Tels sont ces effarements-là. On n’a pas le temps de se reconnaître « dans les règles ». On se parle comme si tout était en fuite.

— Ah ! c’est vous ! lui dis-je. Que me voulez-vous ?

Il me répondit : – J’habite une maison qui est là.

Et il ajouta :

— Venez.

Il m’entraîna dans une rue obscure. On entendait des détonations, au fond de la rue on voyait une ruine de barricade. Versigny et Bancel, je viens de le dire, étaient avec moi. E. P… se tourna vers eux.

— Ces messieurs peuvent venir, dit-il.

Je lui demandai :

— Quelle est cette rue ?

— La rue Tiquetonne. Venez.

Nous le suivîmes.

J’ai raconté ailleurs [1] cette chose tragique.

E. P… s’arrêta devant une maison haute et noire. Il poussa une porte d’allée qui n’était pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible,. éclairée d’une lampe.

Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.

La lampe était posée sur une cheminée où brûlait un petit feu.

Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans l’ombre et qu’elle avait dans les bras. Je m’approchai. Ce qu’elle avait dans les bras, c’était un enfant mort.

La pauvre femme sanglotait silencieusement.

E. P…, qui était de la maison, lui toucha l’épaule et dit :

— Laissez voir.

La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.

La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas ; elle murmura, se parlant à elle-même :

— Et dire qu’il m’appelait bonne maman ce matin !

E. P… prit la main de l’enfant, cette main retomba.

— Sept ans, me dit-il.

  1. Les Châtiments (Souvenir de la nuit du 4)