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Page:Huot - Le massacre de Lachine, 1923.djvu/46

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SUPPLÉMENT — LA PIPE DE PLÂTRE

LE DOCTEUR. — Tu vas m’embrasser.

PAULINE. — Ah, toi, je te casse ta pipe.

LE DOCTEUR (terrible de colère). — Si tu fais cela, ce sera épouvantable ; je perdrai la raison et je te, je te, je te battrai, BATTRAI.

PAULINE. — Toi, me battre…

LE DOCTEUR. — Oui.

PAULINE (provocante). — Ça me fait peur…

LE DOCTEUR. — Viens-y donc me la casser…

PAULINE. — Tiens. (Elle lui casse sa pipe.)

LE DOCTEUR (fâché au point de ne pouvoir parler sans bégayer). — Ah, mes… mes $300. Espèce de… de… Oui, j’ai bien fait de casser ton vase, ton maudit vase. Tu… tu… tu es une bonne à rien, une femme sans cœur. Casser la pipe de plâtre de son mari, c’est terrible, c’est épouvantable. Jamais la pire femme au monde n’a fait cela. Ma pipe de plâtre, ma pauvre pipe de plâtre… Mes $300… Ah, bonne à rien… Oui, oui…

PAULINE. — Moi, je suis une bonne à rien ?

LE DOCTEUR. — Mille fois oui. Tu ne sais pas faire à manger, ta soupe prend toujours au fond. Quand tu fais cuire des patates, tu… tu… tu es dans les patates, et tu n’es qu’une patate, oui, une patate trop salée pour moi : je mange doux. Mes pauvres $300… Tu… tu… tu sens l’oignon tout le temps, c’est insupportable.

PAULINE (avec une colère qui augmente). — Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? (avec une lippe) Je sens l’oignon… (pleurant) Je sens l’oignon… gnon… gnon… (brusquement entre deux sanglots) Et toi, tu sens les remèdes, tu sens la maladie, tu sens la mort, (triomphalement) tu sens le fond de pipe. Ah, que je suis contente de l’avoir cassée ta pipe de plâtre.

LE DOCTEUR. — Tu oses… Moi, ton pauvre mari, depuis cinq jours, je travaille jour et nuit à cerner une pipe, et tu détruis mon rêve, oui, je le dis, le plus beau rêve de ma vie… là…

PAULINE. — Il a placé son idéal dans une pipe de plâtre ! Pour un médecin à l’esprit cultivé c’est surprenant. Moi, ça ne me surprend pas.

LE DOCTEUR. — Ma pipe m’entrait dans la bouche, tandis que ton piano à queue ne veut pas entrer dans la maison.

PAULINE. — Il entrera.

LE DOCTEUR. — Oui, en morceaux.

PAULINE. — Comme ta pipe de plâtre.

LE DOCTEUR. — Comme ton vase.

(Silence. Ils ne savent plus quoi dire et se regardent comme chien et chat tout en se promenant nerveusement.)

PAULINE. — L’éloquent discours de monsieur est terminé ?

LE DOCTEUR. — …

PAULINE. — Le chat de maman a mangé la langue au petit docteur Albert ?

LE DOCTEUR (explosant). — Penses-tu que tu vas rire de moi longtemps ? Tu me dois obéissance et respect. Je suis le maître ici.

PAULINE. — J’te cré…

LE DOCTEUR. — Est-ce respecter son mari, madame, que de lui casser sa pipe de plâtre ?

PAULINE. — Est-ce aimer sa femme que de la faire pleurer pour une pipe de plâtre ?

LE DOCTEUR. — Dire qu’elle était si bien cernée…

PAULINE. — J’ai les yeux cernés, moi aussi ; tu me fais mourir.

LE DOCTEUR. — Tant mieux, je voudrais que tu meures cassée en deux comme ma pipe.

PAULINE (rouge de colère). — Ah, ah, ah, ah… C’est épouvantable. Traiter sa femme ainsi… Moi qui l’ai toujours (pleurant) dorloté, qui ai vu à ce qu’il ne manque jamais de rien, moi qui l’ai toujours tenu chaud.

LE DOCTEUR (sarcastique). — Ah, oui, tu m’as tenu chaud ; c’est toujours moi qui ai chauffé le poêle le matin.

PAULINE. — Je voudrais bien savoir qui m’a demandée en mariage.

LE DOCTEUR. — C’est un imbécile.

PAULINE. — … qui l’est encore.

LE DOCTEUR. — … et qui le restera tant qu’il demeurera avec toi.

PAULINE. — Ah, c’en est trop ; je demande la séparation de corps.

LE DOCTEUR — Voici le téléphone, madame. Prenez la peine de contenter l’envie qu’a cette chaise de vous embrasser. Saisissez l’acoustic dans votre gauche, et entendez-vous avec votre avocat.

PAULINE (pleurant). — Et tout ça pour une pipe de plâtre… Maman, maman. Je téléphone à maman… Allo… 716… Non, pas longue distance, 716… Allo, maman… Ah, je suis à 71… Central… Allo… allo… 716, j’ai demandé 716. N’oubliez pas le 6… Oui, chez monsieur Rousseau ? Comment ? je suis chez monsieur Jacques ? (se fâchant) Allo, allo… Central ? Eh, êtes-vous folles, les filles, là ? Au lieu d’écouter quand ce n’est pas le temps, écoutez donc quand je vous donne le numéro… 716, s-e-p-t, sept, u-n, un, s-i-x, six, 716… Non, non, pas 726, 716… Vous me demandez si c’est 716, 728 ou 726 ? Avez-vous une tête sur les épaules ? Vous dites ?… Non, vous ne l’avez pas sur les épaules, vous l’avez entre les deux ? Impertinentes, grossières, polissonnes, je m’en vais envoyer une plainte à M. Bell.

LE DOCTEUR (riant). — Ça va être une plainte funèbre. Il est mort.

PAULINE (toujours au téléphone). — Comment ? Je ne sais pas vivre, moi, je suis une fraîche, une pimbêche ? Ah, ah, ah, je vous dis que vous êtes bête, folle, innocente, imbécile et que vous mériteriez que je vous envoie l’acoustic par la tête. 716, 716, 716 (criant) 716, 716… Oui, maman, ah enfin. C’est Pauline. Viens ici immédiatement, Albert ne veut plus de moi. Il nous faut nous séparer. Pourquoi ? (criant) J’ai cassé sa pipe de plâtre. Viens immédiatement. Tu ne comprends pas ? (hurlant) J’ai cassé sa pipe de plâtre… sa pipe de plâtre…

LE DOCTEUR. — Voyons, Pauline, nous pouvons arranger l’affaire sans…

PAULINE (encore tout énervée). — Non, non, mille fois non. J’en ai assez de vivre avec un homme qui me maltraite, qui à sa femme préfère sa pipe de plâtre. Tu es un sans-cœur. Là, je te déteste. Ah, je sens l’oignon, moi, je sens l’oignon !… Toi, tu sens le fond de pipe.

LE DOCTEUR (monté). — J’en ai assez de cette vie de chien. Je fais venir un avocat immédiatement. (Il feuillette le livre du téléphone.)

PAULINE. — Qui demandes-tu ?

LE DOCTEUR. — Robert Monette.

PAULINE. — Mais tu ne le connais pas.

LE DOCTEUR. — Penses-tu que je vais faire venir un avocat de mes amis pour que tu me