Page:Ingres d’après une correspondance inédite, éd. d’Agen, 1909.djvu/483

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asphyxier le vieillard endormi et arrêter subitement ce chef-d’œuvre de vie qu’un homme, exemple d’humanité, avait pu donner, au cours de quatre-vingt-six ans d’œuvres indéfectibles, à l’admiration de ses semblables. Et vous retournez la tête pour voir encore apparaître, dans ce familial atelier toujours le même, l’infatigable ouvrier d’art que ses crayons tout préparés attendent. Il écrivait, la veille encore, à ce même bureau et avec cette même plume d’oie laissée, pour une simple pause, entre les feuillets de cette Iliade, d’après Bitaubé, où il lisait chaque jour, sans lunettes : « Malgré mon Age, qui devrait me faire plus calme et plus philosophe, je n’en suis que plus vif et plus impatient. De sorte que ma vie est tout au rebours de celle des autres. Tout y est moralement jeune et se révolte contre la vieillesse qui m’atteint enfin et me fera succomber, comme les autres. Je dois donc être prêt à partir, quand il plaira à Dieu ! ». Ces lignes, écrites à Pauline Gilibert, sont accompagnées de ces autres, que l’indomptable vieillard adresse à Prosper Debia, le 9 août 1862 : « Cette divine antiquité des Grecs, cette renaissance de Raphaël et ce XVe siècle, voilà ce qui fait vivre, n’est-ce-pas ? Mon cher ami, nous sommes bien vieux, cassés. Je me plais à croire néanmoins que vous êtes, à peu près, comme moi : et je le désire, car je n’ai pas d’infirmités sérieuses ; je n’ai que la maladie de mon âge. Âge sérieux, cependant : quatre-vingt-deux ans, au mois de septembre prochain ! J’y pense peu, surtout la palette à la main, dans mon atelier, où je suis certainement plus heureux que si j’étais roi… ». Dans cet impressionnant atelier, où vous n’entendez plus que les ais du vieux parquet qui craquent sous vos pieds, vous regardez encore s’il ne va pas venir, ce maître dont si jeune est le portrait qui vous regarde, dessinant et effaçant pour redessiner toujours, dans l’ove du manteau de cette haute cheminée. Mais elle est, elle aussi, sans feu dans son foyer où brillent à froid les seules flammes ciselées des