Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/13

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extrême, et dont les cheveux, et les favoris coupés à mi-joue, avaient quelque chose d’extrêmement vaporeux et de léger ; c’était moins un système pileux qu’une sorte de fumée d’or qui flottait doucement autour de son front sans rides et de son visage riant. Il avait l’œil clair, le nez au vent et la lèvre gourmande, — et des vêtements trop larges qu’il ne remplissait pas.

Pour le second ami de M. Bouldouyr, il était si étrange que je ne pus douter que ce fût un idiot. Il ne marchait jamais au pas tranquille et un peu cérémonieux de son compagnon, tantôt il le précédait en toute hâte et, tantôt, s’attardait derrière lui. Maigre, dégingandé, avec une pomme d’Adam trop visible, qui gonflait son cou démesuré, ce qu’on remarquait surtout en lui, c’était le vide extraordinaire de ses yeux et le tic qui, à chaque seconde, lui déformait la bouche et la tiraillait de côté. Toute son attitude témoignait d’un extrême empressement à vous complaire, combiné avec l’impossibilité totale de savoir ce qu’il fallait faire pour y arriver ; de là, un mélange de servilité, de crainte et de distraction fatale et mélancolique. Souvent, il riait aux éclats, sans raison apparente, et soit qu’il parlât, soit qu’il écoutât, il se frottait les mains l’une contre l’autre comme s’il voulait les user, sans négliger d’ailleurs de sortir enfantinement un bout de langue entre ses lèvres secouées de soubresauts. Il pouvait avoir vingt-huit ou quarante-cinq ans, la jeunesse et la flétrissure du temps étant mêlées sans ordre sur ses traits.

Valère Bouldouyr l’écoutait avec bonté et un peu de tristesse, mais il lui parlait lui-même avec animation, et je n’aurais pas compris de quoi il pouvait l’entretenir, si je n’avais entendu, un soir, assis sur une chaise, non loin du banc où ils avaient pris place, un bout de leur conversation. Pour une fois, le hasard me servit (et non ma damnable curiosité) car j’étais installé déjà, non loin du bassin central qui anime d’écharpes et d’arcs-en-ciel la fusée pure de son jet d’eau, quand le poète et son pauvre ami s’emparèrent du banc le plus proche de moi. Je n’avais pas, n’est-ce pas, à faire le discret. Je n’eux qu’à tendre un peu l’oreille, et ce singulier colloque vint jusqu’à moi, coupé de loin en loin, par les élans plus bruyants du jet d’eau.

— Mon pauvre Florentin, disait doucement M. Bouldouyr, as-tu envie de m’écouter ce soir ? Sens-tu que tu pourras me suivre ?

L’idiot frappa longuement ses mains l’une contre l’autre, eut un rire étouffé et finit par répondre :

— Monsieur Valère, il me semble ce soir que tout ce que vous dites me fait des signes.

— Eh bien ! mon bon Florentin, je vais t’avouer qu’hier j’ai passé une soirée bien triste : Françoise n’est pas venue.

— Pas venue ! répéta l’innocent, qui essayait de comprendre. Puis, ajouta triomphalement :

— Peut-être que les crapauds l’ont empêchée de passer !

À quel souvenir mystérieux, à quelle pensée bizarre se rattachait cette phrase de Florentin, je ne l’ai jamais compris ; et, de même, par la suite de mes relations avec ce pauvre diable, j’ai bien rarement démêlé comment il accordait à la réalité les singulières idées qui traversaient sa cervelle en désordre. Mais que de fois, en essayant de me l’expliquer, j’ai senti à quel point était insensible la distance qui séparait cet esprit obscur de nos intelligences satisfaites et que nous imaginons lumineuses !

M. Bouldouyr regarda mélancoliquement son compagnon et continua en ces termes :

— Oui : une bien triste soirée. Quand j’attends Françoise je ne peux faire autre chose, et quand elle ne vient pas, j’ai l’oreille au guet, pendant des heures, je tourne en rond dans ma chambre, sans but, sans désir, sans intérêt.