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Page:Journal des femmes (5-15), 1841.pdf/239

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touché. Un sens d’honneur plus délicat l’avait éclairé ; la leçon sans art donnée aux indiscrets qui s’en plaignirent en riant, lui apprit à ne pas l’être. Charly Stone ne se conduisit ni légèrement ni avec promptitude ; la crainte lui tint lieu de froideur ; il ne parlait pas, il aimait. Plus jeune que ses rivaux, il était plus sonsible. La pudeur de Lucy avait détourné d’elle un danger sans qu’elle l’eût même soupçonné. Assise régulièrement au comptoir, tenant avec un saint scrupule les livres de comptes de sa mère, ou penchée aux fins ouvrages de son sexe, la belle jeune fille voyait sans étonnement le gentilhomme devenu l’occupant le plus sédentaire du canapé de jonc. Elle trouvait tout simple qu’il parlât bas durant des heures entières avec le vieux Mac-Daniel, armateur plus qu’à demi ruiné, ancien ami de son père, venant fréquemment d’une petite ville voisine pour le seul plaisir de retrouver sa place au siège d’ébène où s’étaient écoulés les plus beaux rêves de ses années perdues.

Lucy qui ne regardait pas une fois de leur côté sans rencontrer en chemin les yeux noirs de l’aspirant de marine, le croyait, pour l’en estimer beaucoup, fermement attaché aux récits sérieux de son parrain, digne vieillard dont les spéculations avaient grandement souffert de l’inconstance de la mer. Comment, en effet, le jeune homme, ébloui de la présence de la plus belle fille du monde, eût-il écouté sans intérêt l’honnête marchand qui partageait avec lui le droit d’hospitalité, sans que personne osât en médire ? Tout ce que Charly Stone pouvait obtenir de sa raison, c’était de ne pas lui sauter au cou quand il entendait le parrain de Lucy, ne regretter de ses vaisseaux perdus que le bonheur de doter royalement un jour cette jeune merveille, seule chose terrestre qu’il aimât depuis la mort du joyeux et royal Ryan…

Le vieux Mac-Daniel partit tout-à-coup, comme de coutume, pour aller dans un port marchand renouer quelques fils avec le commerce des Indes, et durant plusieurs jours, l’amoureux Stone passa sans entrer devant l’hôtel de Kent. Lucy, droite et sérieuse, croyant ne penser à rien dans ses lenteurs de jeune fille ; ne répondait à personne, si ce n’est à sa mère qu’elle aimait et craignait tout ensemble ; elle ne s’apercevait pas que la seule chose qu’elle lût, ou crût lire sur toutes les lettres qu’elle enfer-