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Page:Journal des femmes (5-15), 1841.pdf/278

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« J’étais bien jeune quand j’ai connu cet homme-là. Je m’étonne encore, comme il s’est étonné depuis sans doute, qu’il ait trouvé en moi rien d’aimable, rien, sinon l’innocence d’un enfant, que l’on devrait bien, mon Dieu ! laisser pur à sa mère. J’étais en tout si loin de mériter qu’il perdît son âme pour moi, même au prix de toute la mienne ! Ma mère n’avait pu faire en faveur de mon ignorance que ce que j’ai tâché de faire pour toi, mon bien ! elle m’avait mise de bonne heure à d’honnêtes écoles, jusqu’à ce que je devinsse grande et utile à notre maison bénie. Ce fut là peut-être mon charme à ses yeux à lui, car sitôt qu’il eut reçu de ma mère l’espoir de m’obtenir pour femme, un jour il devint aussi mon maître. Tout ce qui pouvait élever mes idées, agrandir mon intelligence et ma foi, il semblait heureux de me l’apprendre. Il se faisait, disait-il, une honnête compagne et un ami solide pour tout son avenir ; il touchait beaucoup mon cœur aussi ! Mais je ne dois pas m’arrêter à l’histoire de mon cœur : il y a long-temps que je ne suis rien, moi !

« T’ai-je dit que j’avais quatorze ans dans ce temps doux et cruel, vraiment ! Nous devions être mariés deux années plus tard ; c’était la résolution de ma mère, c’était aussi la condition de sa famille au consentement de cette union qui remplissait mal l’ambition de son père. On a beaucoup d’ambition dans son fils, vois-tu. Je comprends cela maintenant, dit la femme en s’interrompant elle-même, pour regarder longuement son garçon déjà beau.

« Rien ne va comme on se l’est promis. C’était pourtant une belle journée que celle qui m’en préparait de si tristes. J’étais, comme pour une fête, mieux habillée que les autres jours, car, après de vives instances, ma mère avait permis qu’il nous menât voir un vaisseau royal entré dans notre rade depuis quelques semaines. C’était la première fois que j’allais sortir avec lui ; c’était comme la première proclamation des bancs de notre lointain mariage, et les maisons, les rues, l’air, la mer, dont le bruit nous appelait ensemble, tout, selon moi, bougeait de joie, parce qu’à vrai dire, je n’étais rien que joie en moi-même, et quand on est heureux on prête à tout le bon vouloir de s’en réjouir avec vous.

« Il vint en effet, mais revêtu de l’habit de départ : le vaisseau du