Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/416

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action du milieu sur l’individu, aussi dépaysé parmi les hommes de lettres qu’un charcutier ou un garçon de bain.

Entre deux séjours à Nice ou à Cannes, Jean Duval, dit Lorrain, apportait au bar du Journal la poupée cambrée de son propre individu, ses yeux écarquillés, son crachotement glaireux, son bavardage essoufflé de fille publique. Je ne lui adressais pas la parole : « Aie pitié de lui, — implorait le bon Marin — il n’en a plus pour longtemps.

— En effet, il est soigné par Pozzi, mais ce n’est tout de même pas une excuse. »

Allais était un être délicieux, apparenté physiquement à Pierrot, de visage long, blême, mélancolique, qu’éclairait un regard rêveur et étonné. Il n’était pas adapté à la vie, qui l’égratignait et le déchirait en passant, mais il convertissait son chagrin ou sa nostalgie en ondes ironiques, dont quelques-unes vibreront longtemps dans les mémoires. À côté de lui, Courteline, son énorme serviette sous le bras, racontait d’étourdissantes histoires que Georges Auriol écoutait sans rire et ponctuait de remarques cocasses. On voyait arriver Tristan Bernard, perdu dans sa barbe noire, nasillant, proférant sous ses yeux de velours noir quelque malicieuse sentence. Il n’avait pas encore publié en volume ce Jeune homme rangé qui a fait sa réputation, mais il le parlait et il parlait aussi ses futures pièces, notamment l’étourdissant Triplepatte ; ou plutôt il les murmurait derrière son buisson noir. Il avait le physique d’un conspirateur d’opéra-comique et quand le père Letellier lui reprochait d’écrire des contes moraux, il répondait : « Hunnnn… Je suis tellement amoral que j’écris des contes moraux sans m’en apercevoir… Hunnnn. » Ce Juif, ardemment Juif, comme on le vit au moment de l’Affaire, est doué d’un tact bien rare chez ses compatriotes. Il n’interroge jamais. Il ne met jamais sa personnalité en avant. C’est un contemplatif, qui projette tout autour de lui une vision maussade au dedans et joyeuse au dehors. Placide comme un de ces Pharaons qu’on voit sur les images, il ne fait presque pas de gestes, il ne tient aucun propos inutile. Cependant, il a la passion des sports et notamment de la boxe anglaise et il a beaucoup contribué à l’introduire chez nous. Quel amusant et singulier bonhomme, fermé, muré, laqué dans ses goûts, ses