Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/417

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sympathies, ses préférences, quel Oriental transplanté dans la blague de Paris, quel personnage des Mille et une nuits !

Entraîné par Marin et par moi, Mirbeau venait de temps en temps au bar, tout en déclarant que ce milieu lui donnait envie de vomir ou de tuer. Les Letellier, père et fils, avaient peur de lui ; non qu’ils eussent la moindre idée de sa verve polémique ou de la qualité de son talent ; mais il les traitait comme des pieds et Xau les avait mis en garde contre sa virulente sincérité. Aussi, dès que le papa Nama, comme nous l’appelions, ou Nez-Henri, apercevaient la silhouette de leur redoutable collaborateur, ils se faisaient petits, petits, et rentraient dans le mur. Cette circonstance, connue de tous, était exploitée par les rédacteurs modestes qui entraient dans la grande salle en criant :« Octave Mirbeau me suit… Il paraît d’humeur peu commode ». L’entrée du débonnaire Croquemitaine — qui s’est contenté de croquer les Letellier dans les Affaires sont les affaires — apportait une atmosphère de cordialité et de sympathie.

Mirbeau raconte avec entrain, avec éloquence, en se rongeant les ongles jusqu’à la pulpe, comme en proie au démon de la sincérité. De temps en temps, un petit arrêt dans le débit lui permet de repartir avec plus de force. Son sentiment dominant est la pitié qui, chez lui, obscurcit tout jugement. Par là, il se rapproche de Tolstoï. Il n’a pas encore admis, à son âge et malgré sa longue expérience, que le paysan soit rapace, le mondain généralement vide, que la bonne cuisinière fasse danser l’anse, que l’ouvrier en bâtiment cherche à en faire le moins possible, que le comte d’Haussonville, le juif Bernstein, Marcel Prévost, romancier, et quelques centaines d’autres soient sur terre et y fassent figure de vivants. Je n’ai connu personne de plus impressionnable, ni de plus influençable par ceux qu’il aime.

Mendès détestait Mirbeau, mais éprouvait le besoin de lui faire sa cour. Il tirait devant lui tous ses feux d’artifice, piaffant, humant l’air, secouant sa crinière et les ailes de son paletot jaune. Mirbeau, fixé sur les sentiments vrais de Mendès, écoutait sans interrompre, avec un imperceptible frémissement de ses prunelles claires étoilées d’or. Quand le Karagueuz du Parnasse avait fini, il concluait : « Vous êtes un gosse, un vrai gosse, mon pauvre Mendès. »

Je lui glissais dans l’oreille : « Mais, quel sale gosse ! »