DES OUVRAGES DE L’ESPRIT
Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent[1]. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.
❡ Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise.
❡ C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité ; il était homme délié et pratique dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.
❡ Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis.
❡ Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau, aux conditions d’être rendu de même s’il est médiocre, passe pour merveilleux ; l’impression est l’écueil.
❡ Si l’on ôte de beaucoup d’ouvrages de morale l’Avertissement au lecteur, l’Épître dédicatoire, la Préface, la Table, les Approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.
❡ Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.
- ↑ Des hommes, et qui pensent. Cette forme, qui nous paraît étrange, est particulière à La Bruyère, qui fait souvent continuer par le pronom qui une qualification commencée par un adjectif, un participe ou un nom.