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LA ROSE D’OPHÉLIE

À Monsieur Alphonse Daudet.


Le docteur Marius Handlucky est assis dans un fauteuil profond au coin de sa cheminée où pétille un joyeux feu de Décembre. La cheminée et le plafond de la chambre sont décorés de capricieuses arabesques ; les murailles disparaissent sous de chaudes et somptueuses tentures ; les lampes, les candélabres ciselés, les tapis moelleux, les statuettes, les objets rares et précieux entassés sur les étagères, trahissent les goûts délicats et l’immense richesse du maître du logis. Un parfum subtil flotte dans l’atmosphère et les mots bien-être et confort sont écrits dans les moindres détails de l’ameublement. Au dehors, la vieille Edimbourg éteint ses dernières rumeurs ; une mince couche de neige blanchit de ses ouates légères les aspérités du pavé, et les douze coups de minuit s’échappent lentement du clocher de Saint-Gilles, et prennent avec une gravité majestueuse leur vol à travers l’espace. Mais le docteur n’entend ni le bruissement de la neige, ni la voix sonore de l’antique cathédrale ; car d’épaisses portières et des rideaux soigneusement croisés protègent sa luxueuse solitude et élèvent entre elle et le monde extérieur un infranchissable rempart.

Le docteur se laisse glisser doucement sur la pente de la rêverie. Il compare sa félicité présente avec la misère de sa laborieuse jeunesse. Il songe qu’aujourd’hui il est le très savant et très vénéré docteur Handlucky, illustre non seulement dans la Grande-Bretagne, mais dans l’Europe et l’Amérique entières. Il songe que le chiffre de sa fortune lui est à peine connu, que son fils est un des membres les plus distingués du Parlement, et que sa fille va devenir dans un mois la femme du Lord-Chancelier. Et il se souvient qu’il y a quarante ans il n’était qu’un étudiant pauvre et obscur, habitant d’une mansarde triste et glaciale, déjeunant trop souvent d’une promenade et soupant d’un coucher de soleil. Il se rappelle ses défaites, ses découragements, ses souffrances, et il se demande comment le grand Inconnu qui gouverne le monde, on ne sait trop de quelle manière, lui a donné la force de persévérer dans la lutte et de combattre jusqu’au jour du triomphe.

Le docteur en est là de sa rêverie, lorsque deux ou trois petits coups, frappés à sa porte, le font tressaillir.

— Entrez, dit-il.

La porte reste close, et les coups se répètent.

— Entrez, dit le docteur d’une voix plus haute que la première fois. Puis il réfléchit que la portière est lourde à soulever, et il se décide à aller ouvrir.

Une jeune et jolie fille, habillée comme le sont d’habitude les femmes de chambre de maison honnête, est debout sur le seuil.

— Ma maîtresse, dit-elle, rappelle à M. Handlucky qu’il lui avait promis de lui consacrer sa soirée.

— Votre maîtresse ! dit le docteur étonné.