Page:La Jeune Belgique, t1, 1881.djvu/11

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— Ma maîtresse, Mss Charles Strawberry, 192, Highstreet, répond la jeune fille. Ces dames ont craint que M. Handlucky n’eût oublié sa promesse, et elles m’envoient la lui rappeler :

— Ainsi ces dames m’attendent ? demande le docteur de plus en plus surpris.

— Avec impatience, monsieur, réplique la soubrette. Et elle disparaît.

— C’est fort extraordinaire, se dit le docteur, fort extraordinaire, en vérité ! Mais puisque j’ai promis à cette Mss Strawberry d’aller passer la soirée chez elle, et puisque ces dames me font l’honneur de m’attendre avec impatience, il serait indigne d’un gentleman d’hésiter un seul instant. Seulement je consens à perdre mon bonnet de docteur et tous mes diplômes, si j’ai le moindre souvenir d’avoir promis à n’importe quelle dame de lui consacrer ma soirée.

Tout en monologuant ainsi, le docteur quitte sa robe de chambre, passe un habit et se dispose à sortir.

— Mss Strawberry ! murmura-t-il… Dieu me pardonne si je sais de qui cette fille veut parler ! Il n’est pas impossible, à vrai dire, que j’aie connu jadis une vieille dame de ce nom ; mais il est improbable que ce soit la même.

Ce disant, le docteur, oubliant que le soir il ne sort jamais qu’en voiture, s’élance hardiment sur le pavé couvert de neige, et prend à grands pas le chemin de Highstreet.

— Comme cet air des nuits d’hiver est sain et fortifiant ! s’écrie-t-il tout bas, il me semble que je n’ai plus que trente-cinq ans… C’est égal, ajoute-t-il, voilà un événement bien extraordinaire, et, tandis que mes forces physiques semblent s’accroître, il est à craindre que ma mémoire ne commence à baisser… Voyons, où suis-je ?… Ces rues sont bien mal éclairées, et je crois que, sans la neige, mes yeux de soixante-cinq ans auraient du mal à lire les numéros… Ah ! voilà le 188 !… Encore dix pas, et j’y suis… Mais, par mes licences, où donc ai-je vu cette femme de chambre ?… Il me semble l’avoir connue jadis ; mais il y a si longtemps, si longtemps, qu’elle devrait s’être depuis un siècle élevée au rang de vénérable grand’mère.

Au moment même où il se creuse le cerveau pour résoudre cet insoluble problème, le docteur franchit le seuil de la maison qui porte le numéro indiqué, monte l’escalier, et, à l’extrémité d’un palier encombré de branches de feuillage et de fleurs exotiques, il aperçoit dans l’embrasure d’une porte une dame d’une cinquantaine d’années, qui lui tend amicalement la main.

— Bien en retard, cher Monsieur Marius ! lui dit-elle avec un sourire plein d’affectueux reproche. Mais vos occupations sont si nombreuses et si tyraniques qu’il faut passer bien des choses à un poète, à un artiste tel que vous.

— Artiste ! poète ! exclame le docteur, en serrant respectueusement la main qu’on lui offre : il y a beau temps que je n’ai fait gazouiller les touches d’un piano, ni forcé deux rimes à s’embrasser au bout d’une pensée quelconque !… Et cette dame qui me reçoit comme si je l’avais quittée ce matin !… Ses traits ne me sont pas absolument inconnus, mais je jurerais qu’il y a bien quelque trente ou quarante ans que je n’ai eu l’honneur de lui rendre visite.

Pendant que le docteur s’adresse ce discours, la dame le fait entrer dans un salon où Handlucky, au comble de la stupéfaction, se voit à l’instant entouré