Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/167

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j’avais à la bouche un cigare et il me dit aimablement : « Ne savez-vous pas où vous êtes ? Ne savez-vous pas qu’on n’entre pas ici avec un cigare allumé ? — Non, je n’y avais pas songé. D. Tomas ! — Bon ! allons, asseyez-vous ici près de moi », et, approchant lui-même une chaise de son fauteuil, et fermant au verrou la porte de la chambre, la séance commença.

Le commandant tira de la poche de son américaine un étui à cigares et allongeant le bras, me donna un cigare ; sans me donner le temps de prendre ma boîte, il me tendit une allumette flambante, en même temps qu’il me demandait : « Combien d’enfants avez-vous ? — Quatre. — Combien de temps avez-vous été aux îles Mariannes ? — Trois ans. — Que mangiez-vous là-bas, et comment viviez-vous ? — Nous vivions des produits du pays. — Comment fûtes-vous déporté là-bas ? — Par un acte d’arbitraire de l’autorité. — Quoi ! Par un acte d’arbitraire de l’autorité ? — Oui, Monsieur. — Savez-vous pourquoi je vous ai fait appeler ? — Je l’ignore. — Je vous ai fait venir parce que je suis au courant de votre attitude révolutionnaire et de la sympathie que vous trouvez chez les travailleurs : de façon que nous puissions causer ici, seuls, comme en famille, comme un fils avec son père, mais dites-vous bien que je suis le père. Voulez-vous que, comme travailleur et besogneux, je vous emploie à un travail, qui ne sera pas pénible, mais qui me conviendra ; je vous donnerai un douro par jour, ou ce que vous demanderez, plus le médecin et la pharmacie ? — Cela dépend du travail. — Je voudrais que tu travailles de temps en temps, ne rien faire le lundi et, un autre jour, travailler toute la journée. Quand tu le jugerais bon, tu feindrais d’être malade, et comme tu es aimé de tes compagnons, ils viendraient à ton aide, les uns te soutenant, les autres prépareraient la bête, et finalement tous conviendraient de te transporter chez toi : deux ou trois jours après tu répéterais la même scène, de façon à laisser tes compagnons convaincus que tu n’es plus bon au travail ; à supposer que l’on te soupçonnât, tu pourrais partir pour un autre endroit, à la condition que quand je le jugerais bon, je prendrais mes dispositions pour que tu me fasses venir les hommes les plus en vue, tu me donnerais leurs noms et domicile habituel. Tu introduirais mes hommes au préalable, et toi tu les catéchiserais pour qu’ils aillent mettre le feu à tel champ de céréales ou couper les ceps dans tel plant. Voilà notre première entrevue terminée, me dit-il, tu peux te retirer pour te reposer, et demain soir je t’attends chez moi, rue San Marcos, n° 15. Avant que tu sortes, j’ai à te faire une observation : c’est que partout où nous aurons eu un entretien, nous n’en aurons jamais un second. »

Manuel Sanchez raconte ensuite avec, la même précision naïve et colorée une seconde entrevue qu’il eut avec le Monforte, à l’issue de laquelle il lui signifia un refus catégorique. Le résultat ne se fit pas attendre et la lettre se termine ainsi :

En effet, la menace s’accomplit. Quelques mois après, un procès