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LE DESTIN DES HOMMES

le remet à la femme, disant : « Vous donnerez cela à l’épicier et vous m’enverrez mes vingt piastres lorsque vous le pourrez ». Je n’en revenais pas. J’aurais pu prendre ma poêle à frire qui était à côté de moi et la lui rabattre sur la tête. Est-ce assez fou ? Non, est-ce assez fou ? »

Le soir, comme elle faisait souvent, la cousine annonça : « Moi, je vais à la salle de danse. Tu ne viens pas avec moi ? Tu prendrais un verre de bière. Ça te ferait du bien. » Alors, laissant Latour à la maison, les deux femmes partirent pour le lieu d’amusement de l’endroit. Comme d’ordinaire, il y avait beaucoup de monde réuni là. Chacun cherchait à se distraire, à oublier ses tracas en prenant un verre. Les deux femmes prirent place à une table. Un homme d’une trentaine d’années, maintenant chauffeur de camion, mais qui, auparavant, avait été pendant des années livreur pour la principale épicerie de l’endroit, et qui connaissait les deux visiteuses, s’approcha d’elles et entama la conversation. Ils étaient là à causer tous les trois en prenant un verre de bière, mais comme quelqu’un qui a mal au cœur et qui renvoie les aliments qu’il a sur l’estomac et qu’il n’a pas digérés, Amanda avait besoin de parler de ce maudit chien. Alors elle parlait et elle exprimait son désir éperdu de le voir mort. « J’sais pas ce que je donnerais pour qu’il disparaisse », déclarait-elle. Et ils buvaient un verre de bière, puis un autre. Dans la salle du restaurant, l’entrain régnait. L’on entendait des rires, des éclats de voix, le bruit d’une bouteille que l’on ouvre. Avec ses vieux doigts déformés aux ongles vernis, ces doigts qui avaient lavé tant d’assiettes, Amanda portait son verre à ses lèvres. Sous l’éclat des lampes électriques, toutes les déceptions, tous les désappointements, les embêtements qui avaient rempli sa vie se lisaient clairement sur sa figure ravagée.