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le naturalisme.

Il a été toute sa vie ce qu’il était à ses débuts : il s’est épanoui, développé, élevé ; il n’a pas changé. Immuable ainsi et identique à lui-même, il n’a pas eu le sens du changement. Les forces qu’il manie s’appliquent diversement, tantôt ensemble, et tantôt séparées : elles restent toujours distinctes et inaltérables. Dans Tennyson entre en composition l’Anglo-Saxon, dont la formule a été fixée au début de l’ouvrage ; et cette formule s’est retrouvée à chaque siècle comme élément de tous les écrivains. Le fond de l’homme, c’est, pour Taine, aujourd’hui comme aux temps préhistoriques, « le gorille féroce et lubrique » : des éléments multiples se sont superposés à celui-là, mais ne s’y sont pas mêlés, ne l’ont pas altéré. Dans un de nos contemporains, on détache une enveloppe, puis une autre, et l’on rencontre enfin le noyau, le gorille. Dans son effort pour constituer la psychologie scientifique, Taine s’est comparé souvent au naturaliste, botaniste ou anatomiste ; d’autres fois, au chimiste ; parfois il a donné ses recherches comme des problèmes de mécanique : ces comparaisons ne laissent pas de révéler quelque incertitude sur le caractère de l’objet étudié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa science suppose l’immutabilité des substances, l’identité des forces, que son analyse distingue : pour mieux dire, sa synthèse n’est qu’une analyse retournée. Cela vient encore de ce qu’il opère en réalité sur des abstractions, et, dans la synthèse comme dans l’analyse, les facteurs, les signes qui représentent les choses, restent les mêmes, gardent une valeur constante.

Nous touchons ici à un dernier caractère par où l’œuvre de Taine entre en étroite relation avec le mouvement de la pensée contemporaine : ce grand esprit, qui, par sa théorie des signes, n’estime avoir prise que sur un monde abstrait et irréel, équivalent intelligible des réalités insaisissables, ce grand esprit a voulu se faire un style sensible et coloré. Qu’on y réfléchisse un peu, et l’on verra que son procédé d’expression est essentiellement symbolique, lorsqu’il adapte si artistement à ses concepts un vêtement de sensations choisies.

Toutes les générations arrivées à maturité depuis 1865 lui doivent plus qu’à personne, sauf (pour une minorité) à Renan : c’est dire assez que toutes les réserves que je puis faire ici ont pour objet de le définir, et point de l’amoindrir.


3. FROMENTIN.


Je crois être strictement juste en faisant ici une place à Fromentin[1], ce peintre exquis de l’Algérie et de l’Orient, cet esprit

  1. Eugène Fromentin (1820-1876). — Éditions : Un été dans le Sahara, 1 vol. in-18,