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la poésie.

la poésie raisonnablement didactique. Des doctrines, il ne garde que quelques mots, les mots essentiels dont chacun en gros connaît le sens, où chacun peut mettre toute la richesse de sa pensée personnelle : et à ces mots il associe des images que la nature lui fournit.

V. Hugo ne pense que par images : l’idée, ramassée en un seul mot, lui apparaît liée à une forme sensible, qui la manifeste ou la représente, qui par ses affinités propres en détermine les relations, en sorte que les associations d’images dirigent le développement de la pensée.

Une chose vue éveille l’idée qui sommeillait en lui, ou l’idée inquiète se projette dans l’objet qui frappe ses yeux. Dès lors le poète est délivré de l’embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation son idéal ou sa doctrine ; il n’a que faire d’analyser ; il n’a qu’à utiliser son admirable mémoire des formes, et ce don qu’il a de les agrandir, déformer ou combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. Ainsi la pensée devient hallucination, le raisonnement description : au lieu d’un philosophe nous avons un visionnaire. Mais, ainsi, les propriétés intellectuelles des idées restent intactes, et les formes que déploie le poète sont éminemment réceptives : le lecteur, selon sa puissance d’esprit, remplit ces symboles, aptes à contenir tout ce que le poète n’a pas pensé.

En réalité, V. Hugo a les gaucheries et les spontanéités de l’humanité primitive : sa raison obscure, troublée de mille problèmes, qu’elle ne peut résoudre ni manier en leur abstraction, les pose en images concrètes : il crée des mythes. Ce que les races lointaines ont fait dans les temps qui précèdent l’histoire, V. Hugo, au siècle de Comte et de Darwin, le répète avec aisance : le mythe est la forme essentielle de son intelligence. Sa volonté candide de penser ne laisse dans la nature aucun phénomène où il n’aperçoive la transcription sensible de quelque redoutable énigme ou d’une auguste vérité : toute sensation tend à devenir symbole, tout symbole à se développer en mythe. Absolument dénué du sens psychologique, il ne peut voir l’individu : un pauvre qu’il rencontre devient tout de suite le pauvre[1]. Toute métaphore dans une telle organisation évolue, s’organise, s’étend : l’objet propre ou l’idée première reculent ; et naïvement, spontanément il retrouve, dans ce pâtre promontoire qui garde les moutons sinistres de la mer[2], la forme d’imagination qui, sur les côtes tourmentées de la Sicile, avait animé l’informe Polyphème et la blanche Galatée.

  1. Contempl., t. II, p. 118.
  2. Ibid., T. II, p. 154.