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la poésie.

fait ce qu’il a voulu ; son exécution n’a jamais trahi sa conception.

Cette maîtrise se marque bien dans la composition de ses poèmes. Regardons les Châtiments : évidemment la table des matières est un trompe-l’œil. En donnant des titres à ses sept livres, comme il les donne, le poète veut nous faire croire à un ordre intelligible, qui s’évanouit dès qu’on feuillette le recueil. Il n’y a pas là de critique méthodique du programme politique et social de l’Empire : et c’est tant mieux. Mais laissons les formules qu’il attache comme des étiquettes sur chaque paquet de satires. La composition poétique est admirable. Le mélange des formes lyriques et narratives, des apostrophes directes et des symboles objectifs, la variété des tons et des rythmes préviennent le dégoût ou la fatigue du lecteur : avec quel art, parmi tant d’invectives virulentes, développe-t-il le vaste poème de l’Expiation ! avec quel art jette-t-il, au milieu des tableaux de meurtre, de persécution et de servitude, comme de larges taches de nature, claires dans cette ombre, et gaies dans cette horreur ! Comme il nous repose adroitement du Deux-Décembre tant de fois maudit par la vision sereine de Jersey, par la vision grandiose du désert[1] !

L’antithèse est le principe de la forme de V. Hugo, dans la composition d’un recueil ou d’un poème comme dans le détail du style. Il aime à dresser l’une contre l’autre deux parties symétriques, contraires de sens ou de couleur[2]. Une scène réaliste se termine en hallucination fantastique : un fait familier, trivial, s’élargit en symbole de l’infini ou de l’incompréhensible. Tout s’équilibre, et l’on sent partout une volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties[3].

Même sûreté dans le maniement de la langue. V. Hugo a l’un des plus riches vocabulaires dont poète ait usé. Aucun mot technique ne l’effraie. Il aime les mots étranges, inconnus, pour les effets d’harmonie qu’on en peut tirer. Il sent le mot comme son, d’abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la sensation auditive qu’ils procurent. De là ces énumérations écrasantes dont il nous étourdit : sa vanité, de plus, s’y détecte dans une apparence de science qui produit l’impression d’un monstrueux pédantisme.

Toutes les valeurs, toutes les associations, toutes les combinaisons des mots lui sont connues. Il a la phrase tantôt plastique et nettement élégante, tantôt robustement sentencieuse et ramassée.

  1. Châtiments, p. 105 et p. 392.
  2. Dans les Châtiments : Toulon ; À un Martyr. Dans les Contempl., t. I, p. 242.
  3. Contempl., t. II, p. 117, le Mendiant. Chansons des rues et des bois, le Semeur ; Art d’être grand-père, Mise en liberté.