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transition vers la littérature classique.

emmasqués et non accoutumés, lesquels sont écorchés du latin. Toutefois que, à suivre la propriété de la langue française, elle est si diverse en soi selon les pays et régions, voire selon les villes d’un même diocèse, qu’il est bien difficile de pouvoir satisfaire à toutes oreilles et de parler à tous intelligiblement. Car nous voyons que ce qui plaît à l’un, il déplaît à l’autre : l’un affecte une diction, l’autre la rejette et ne l’approuve pas. Le Français parle ainsi, le Picard autrement, le Bourguignon, le Navarrais, le Provençal, le Gascon, le Languedoc, le Limousin, l’Auvergnat, le Savoisien, le Lorrain, tous ont chacun sa particulière façon de parler, différentes les unes des autres. »

C’était au même temps que Geoffroy Tory et Rabelais se moquaient des pédants qui « despumaient la verbocination latiale » et corrompaient le français. Ils en aimaient donc la pureté, ils en respectaient la propriété : mais ils le sentaient pauvre et maigre, et où il défaillait, ils tâchaient de le refaire et compléter. « Comment donc ! dira Henri Estienne, ne sera-t-il loisible d’emprunter d’un autre langage les mots dont le nôtre se trouvera avoir faute ? » Personne ne s’en fit scrupule : l’enrichissement de la langue était une nécessité liée au développement de l’esprit ; puisque la formation populaire avait laissé perdre du latin tout ce qui représentait la haute culture, il fallait bien aller l’y rechercher, maintenant qu’on voulait s’approprier cette culture. Oresme déjà, sous Charles V, y avait été contraint : ce fut bien autre chose quand toute une armée d’ardents et studieux esprits, théologiens, philosophes, traducteurs, imitateurs, penseurs originaux, se mit à parler en langue vulgaire sur toutes les plus ardues et plus graves matières. Outre les savants, nul ne se fait faute de prendre des mots à sa fantaisie : le faux principe de Ronsard que la perfection d’une langue est en proportion du nombre de ses mots, abuse tout le monde, et par dévouement à la langue nationale, on en vient à perdre tout respect de son génie et de sa pureté. Les soldats, les courtisans, les dames reçoivent par mode les mots des étrangers auxquels nos Français vont se frotter, ou qui viennent chercher fortune chez eux. L’Italie avait été un trop actif agent de notre Renaissance, pour ne pas avoir imprimé fortement sa marque jusque sur notre langage ; l’Espagne à la fin du siècle regagne du côté de l’influence intellectuelle ce qu’elle perd en influence politique ; elle nous insinue de ses manières et de ses façons de parler.

De là l’extraordinaire extension de la langue française au xvie siècle. De là sa merveilleuse et confuse richesse. Le vocabulaire s’enfle à crever. Il retient les mots du moyen âge : acoiser, ardoir, baller, gaber, chérir, ost, sade, vesprée ; cest, cestuy, icest, cil, icel, icelui, avec celui. Il reçoit des mots et des formes des dialectes : du wallon,