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les romans bretons.

Ami Tristan, quand vous vois mort,
Je n’ai droit ni pouvoir de vivre ;
Vous êtes mort pour mon amour,
Et je meurs, ami, de tristesse,
De n’avoir pu venir à temps. »
Auprès de lui se va coucher ;
Elle l’embrasse, et puis s’étend :
Et aussitôt rendit l’esprit.

Ainsi vers 1170, un poète anglo-normand, du nom de Thomas, dans une œuvre dont une grande partie est perdue, contait la pathétique aventure de Tristan et d’Yseult, et ses petits vers fins et secs notaient pourtant avec une pénétrante justesse l’histoire intime de ces deux âmes pitoyables.

Mais ces grandes amours n’étaient pas faites pour nos Français : ils les content sans s’exalter, sans s’émouvoir, ou bien rarement. Avec leur esprit positif, ils aperçoivent tout de suite les actes, l’adultère, ses profits, ses tracas, son comique : ils esquissent volontiers des silhouettes comiques de maris. Le bon roi March tourne au George Dandin : ce malheureux, si intimement, si tendrement épris, qui ne peut que souffrir sans haïr, qui aime comme Tristan, mieux peut-être, et qui pourtant n’a pas bu le philtre, pourquoi en vérité le faire ridicule ? J’ai bien peur que l’idée de l’avilir et de s’en gaudir ne soit une invention française.

Déjà surtout la chevalerie dénature la poésie celtique pour l’accommoder au goût de l’aristocratie féodale. L’aventure, dans Tristan, les tournois, le luxe, les habitudes confortables ou délicates, dans les lais, sont des ornements qui tendent évidemment à devenir le principal. Ces ornements font presque tout l’intérêt des romans de la Table ronde.


3. CHRÉTIEN DE TROYES.


Tous ces poèmes tournent autour d’Arthur, le roi toujours pleuré, et toujours espéré, dont les Bretons, dans l’énergique persistance de leur sentiment national, ont fait le symbolique représentant de la fortune de leur race. Mais Arthur n’a plus rien du chef celtique que les fées ont emporté dans l’île d’Avallon : c’est un roi brillant, digne de prendre place entre Alexandre et Charlemagne, et dont la cour est le centre de toute politesse, un idéal séjour de fêtes somptueuses et de fines manières. Il fait asseoir ses chevaliers à la table ronde, où il n’y a ni premier ni dernier : et retenu comme un autre grand et galant roi, par sa grandeur, il les laisse remplir tous les poèmes de leur vaillance et de leurs faits