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madame de staël.

« le sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée », la position des problèmes métaphysiques dans les âmes angoissées. Comme elle n’est pas artiste, elle voit dans la perfection artistique presque un inconvénient, une infériorité : la beauté formelle lui rend plus difficile à saisir la personnalité de l’œuvre.

Ainsi à l’idéal absolu de Boileau se trouve substituée une pluralité de types idéaux, relatifs chacun au caractère national et au développement historique de chaque peuple : la tyrannie des règles éternelles est rejetée. Au reste, Mme  de Staël est encore fort modérée. Elle condamne, dans les littératures du Nord, dans Shakespeare même, le manque de goût, le pathétique ou le merveilleux matériels ou grossiers, etc. Elle professe encore que « la poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison ». Mais elle essaie de persuader à l’esprit français qu’il peut admettre l’essentiel de Shakespeare, le recevoir, si l’on veut, à correction, y trouver à s’éclairer ou se réjouir. Avec sa lucide intelligence, elle parle des Anglais et des Allemands comme personne encore n’en avait parlé chez nous ; elle laisse à leurs œuvres la coupe et l’aspect étrangers. Mais ce ne sont en somme que des indications sommaires : quand elle aura deux fois visité l’Allemagne, quand elle aura inventorié quelques-unes des meilleures têtes allemandes, elle nous donnera des jugements bien plus réfléchis, plus approfondis, plus lumineux.

Le livre de l’Allemagne (1810) est vraiment un beau et fort livre, si on ne cherche dans un livre que de la pensée : c’est le livre par lequel Mme  de Staël vivra. Il se divise en quatre parties : 1° De l’Allemagne et des mœurs des Allemands ; 2° De la littérature et des arts ; 3° La philosophie et la morale ; 4° La religion de l’enthousiasme. Les deux premières parties se rapportent plus étroitement à l’Allemagne ; elles sont plus précises, plus objectives en un sens, d’un intérêt plus général et plus efficace : la seconde fonde la critique romantique.

Mme  de Staël a vu une Allemagne sentimentale, rêveuse, loyale sincère, fidèle, un peuple de doux métaphysiciens sans caractère, sans patriotisme, impropres à l’action, capables d’indépendance, et non de liberté. Cette Allemagne, qui n’est pas celle de Henri Heine, qui n’est pas celle dont nous avons eu la révélation en 1870, a été vraie à une certaine date : ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré Henri Heine, elle est restée jusqu’en 1870 l’Allemagne de nos littérateurs et de nos artistes. Ici encore, la formule que Mme  de Staël a réussi à fixer, est celle d’un type étranger : elle nous a fourni pour soixante ans un poncif, dont l’adoption est un hommage à la liberté de son esprit cosmopolite. Dans cette peinture de l’Allemagne, elle insiste beaucoup sur un caractère dont