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amertume de l’inégalité de condition dont il souffre vis-à-vis de son ami, du métier réputé infâme qu’il est obligé de faire pour vivre et qui expose un homme tel que lui aux risées de la foule. Des cent cinquante-quatre sonnets qui composent le recueil, les cent vingt-six premiers sont adressés à lord Southampton ; les vingt-huit autres ont été composés en l’honneur d’une femme mariée, qui était la maîtresse de Shakspeare et qui ne fut pas plus fidèle à son amant qu’à son mari ; car le poète passe son temps à lui reprocher sa mauvaise conduite. Le poète manifeste dans toutes ses compositions un caractère doux et tendre, un cœur aimant, doué de la plus grande sensibilité ; il montre aussi qu’il menait une vie peu régulière, dont par moments il éprouvait des remords et que, s’il avait laissé femme et enfants à Stratford, c’était moins par incompatibilité d’humeur avec sa femme que par amour de la vie indépendante et pour se donner du bon temps. Des allusions qui fourmillent dans ses sonnets et des anecdotes racontées par ses contemporains, on peut inférer que Shakspeare gaspilla sa jeunesse et une bonne partie de son âge mûr dans les plaisirs faciles, les amours de passage ; que tout lui était bon, courtisanes, filles d’auberge ou grandes dames quand il prenait envie à quelqu’une de celles-ci de se passer le caprice d’un acteur. Tooley, un des camarades de Shakspeare cité par un avocat de Londres qui recueillait, comme Bachaumont et Gui Patin chez nous, les bruits de la ville, raconte à ce propos l’anecdote suivante : « Un jour que je me trouvais sur la scène du théâtre du Globe, après la représentation de Richard III, un émissaire, l’un de ces drôles qui abondent parmi nous, s’approcha de Burbadge qui venait de remplir le principal rôle de la tragédie. Il s’agissait d’un rendez-vous. Shakspeare, caché derrière une tapisserie, ne perdit pas un mot de l’entretien. Une jeune femme de la cité, dont le mari était absent s’était éprise d’une passion violente pour l’acteur favori du peuple anglais. Si Burbadge consentait à se rendre, le soir même, vers neuf heures, au logis de la dame, il trouverait un accès facile en prononçant les mots : Richard III. Avant neuf heures, Shakspeare s’achemina sournoisement au rendez-vous, frappa et prononça à demi-voix le mot de passe ; la porte s’ouvrit ; l’obscurité dont la pudeur mourante s’était environnée favorisa la conquête ou plutôt le vol fait au camarade, et déjà le crime était pardonné quand le véritable Richard III heurta à la porte. Shakspeare alla ouvrir : « Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Richard III. — La place est prise ! — Je suis Richard III, cria Burbadge. — Eh bien ! moi, dit Shakspeare, je suis Guillaume le Conquérant ! »

Cette anecdote, puisqu’il y est question de Richard III, se rapporte à la période où le poète, en pleine possession de son génie, sans avoir encore la profondeur qui devait marquer ses dernières conceptions, se livrait à toute la verve de la jeunesse et donnait successivement au théâtre : Tout est bien qui finit bien et le Songe d’une nuit d’été, délicieuse fantaisie où les scènes se succèdent comme les changements à vue d’un rêve ; le Marchand de Venise, mélange de comédie et de drame ; Roméo et Juliette, le chef-d’œuvre du drame romantique ; et, complétant d’une façon magistrale la série historique ébauchée dans ses premières pièces, faisait représenter Richard III (1595), Richard II (1596) ; les deux parties de Henri IV (1597) ; le Roi Jean (1598) ; Henri V (1599) ; les Joyeuses commères de Windsor (1599). Ces dates ne sont qu’approximatives ; la seule chose certaine, c’est que ces pièces se succédèrent à peu près dans l’ordre ci-dessus, de 1593 à 1600. Shakspeare écrivait sur des feuilles volantes. Chaque drame, composé pour les besoins de la troupe, était, selon toute apparence, appris et répété sur l’original même, qu’on ne prenait pas le temps de copier. De là, pour lui comme pour Molière, le dépècement et la perte des manuscrits. Peu ou point de registres dans ces théâtres presque forains, aucune coïncidence entre la représentation et l’impression, quelquefois même pas d’impression ; tout cela lait comprendre pourquoi il est resté tant d’obscurité sur les époques précises où Shakspeare composa et fit représenter ses drames. Il avait un si mince souci de ce que devenaient ses pièces une fois jouées, que celles qui furent imprimées de son vivant le furent probablement sans son aveu et certainement sans qu’il ait revu les feuilles, qui fourmillent de fautes grossières et de passages inintelligibles.

Durant cette période, de 1593 à 1600, sa fortune et celle de la troupe qu’il approvisionnait de chefs-d’œuvre, s’étaient considérablement augmentées. En 1595, la troupe quitta le vieux théâtre de Blackfriars et fit construire une salle spacieuse, assez richement décorée, qui s’appela le théâtre du Globe et servit aux représentations d’été, la vieille salle étant réservée aux représentations d’hiver. Shakspeare, propriétaire d’une partie des deux salles, figure le cinquième sur une requête adressée en 1596 à la municipalité et qui porte les signatures de huit sociétaires. Ses bénéfices étaient assez considérables, car, en 1597, il retourna à Stratford, acheta la plus belle maison de la ville et y établit son père, sa mère, sa femme et ses deux filles. Le fils qu’il avait eu en 1584, l’un des deux jumeaux, était mort l’année précédente, laissant pour toute trace cette ligne du registre mortuaire de la paroisse de Stratford : 1596, August. 17. Hamnet, filius William Shakspeare. De trois frères qui restaient encore au poète, Gilbert, Richard et Edmond, les deux derniers faisaient valoir les domaines du père et se trouvaient dans une belle situation de fortune ; le troisième, Gilbert, s’était engagé comme acteur dans la troupe de Blackfriars et devait succéder à son frère dans sa part d’exploitation théâtrale ; il mourut en 1607. Shakspeare commençait donc à pouvoir jouir librement de sa renommée littéraire qui grandissait et de l’aisance qu’il s’était acquise. Cependant, c’est l’époque où l’on remarque dans ses pièces une amertume sarcastique et une mélancolie que jusqu’alors on n’avait aperçues que par éclairs ; ses drames ont une teinte plus sombre, ils se compliquent et se creusent, et, au lieu des types jeunes et frais de l’amour heureux, de l’adolescence insouciante et prodigue, ils présentent les masques effrayants de la folie, du crime, de la jalousie, de la vengeance : Hamlet, Lear, Macbeth, Othello. Sa comédie n’a plus d’éclats de rire, comme lorsqu’il créait l’énorme Falstaff dans Henri IV et dans les Joyeuses commères de Windsor ; elle repose sur la misanthropie haineuse, comme dans Timon d’Athènes ; sur la malignité cruelle d’un bâtard, comme dans Beaucoup de bruit pour rien, et, en général, sur les travers les plus violents de l’humanité. « Il semble, dit Hallam, qu’il y eut une période de la vie de Shakspeare où son cœur était mal à l’aise et mécontent du monde ou de sa propre conscience. Le souvenir d’heures mal employées, peut-être l’angoisse d’une affection mal placée ou non payée de retour, l’expérience des pires côtés de la nature humaine, expérience que donnent particulièrement les rapports avec des compagnons mal choisis, ces choses tombant dans les profondeurs d’un grand esprit semblent l’avoir inspiré non-seulement dans la conception de Lear et de Timon, mais aussi dans ce caractère de censeur de l’espèce humaine qui paraît d’abord dans Jacques, de Comme il vous plaira, et se poursuit dans quelques autres de ses comédies. »

Les pièces qui appartiennent à cette période sont aussi celles où Shakspeare a donné toute la mesure de son génie ; ce sont, par ordre de date : Comme il vous plaira (1600) ; Beaucoup de bruit pour rien (1601) ; la Douzième nuit (1602) ; Hamlet (1603) ; Othello (1603) ; Mesure pour mesure (1604) ; Macbeth (1605) ; le Roi Lear (1606) ; Timon d’Athènes (1606) ; Jules César (1607) ; Antoine et Cléopâtre (1608) ; Troïlus et Cressida (1608) ; Cymbeline (1609) ; Coriolan (1610) ; le Conte d’hiver (1611) ; la Tempête (1611) ; Henri VIII (1613). On jouait cette pièce le 29 juin 1613 lorsque le théâtre du Globe prit feu et fut consumé dans la nuit. Ce désastre mit fin à la carrière dramatique de Shakspeare, qui se retira à Stratford jouir en paix de sa gloire et de sa fortune. Il avait assez fait pour se reposer enfin.

Avant Shakspeare, l’Angleterre possédait déjà des poètes dramatiques ; Marlowe, George Peele, John Lilly, Thomas Kyd, etc., l’avaient précédé sur la scène et produit des œuvres remarquables. Mais son génie supérieur les éclipsa tous, prédécesseurs et contemporains. Comme tous les grands maîtres de la poésie, il sait peindre avec la même vérité et la même énergie tous les sentiments et toutes les passions. Tour à tour simple, terrible, gracieux, pathétique, burlesque, mélancolique, profond, railleur, passionné, il exprime tout sans contrainte et sans effort, avec la puissante liberté du génie. Nul n’a porté plus loin l’éloquence et l’émotion dans la peinture des passions tragiques. Il a créé des figures qui vivront éternellement ; ses personnages, depuis le pervers et hideux Richard III jusqu’au grotesque Falstaff, depuis le poétique Roméo jusqu’au rêveur et fantastique Hamlet, sont des êtres réels qui saisissent l’imagination et dont l’empreinte ne s’efface plus. Génie rude et parfois sauvage, il trouve cependant la plus suave délicatesse dans l’expression des caractères de femmes : Ophelia, Catherine d’Aragon, Cordelia, Juliette, Desdémone, Miranda ont une grâce et une pureté que l’on n’attendrait pas de la licence de son siècle et de la rudesse de ce mâle génie. Les critiques placés à un point de vue exclusif ont pu lui reprocher de violer souvent la vérité locale et historique, de n’accepter aucune règle et de donner à ses tableaux l’énergie brutale des époques antérieures ou la préciosité alambiquée de son temps ; mais nul ne conteste sa verve, son originalité, sa puissance créatrice, sa connaissance du cœur humain, la grandeur imposante de ses conceptions et la vigueur avec laquelle il sait faire mouvoir les grands ressorts tragiques, l’effroi, l’horreur et la pitié.

Contrairement aux assertions des anciens biographes, qui veulent que Shakspeare, comme tous les poètes, soit mort dans la misère, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre s’était considérablement enrichi par son exploitation théâtrale. En 1608, le lord maire et les aldermen ayant voulu faire démolir le Globe, qui gênait l’édilité, l’association fut sur le point d’être rompue et Shakespeare établit qu’ayant acheté les parts de trois sociétaires il était propriétaire de la moitié de l’immeuble ; l’indemnité qu’il réclamait montait à environ 170,000 francs de notre monnaie. L’expropriation n’eut pas lieu et le compte ne fut pas réglé, mais cet incident jette quelque jour sur la prospérité de ses finances. Le Journal du révérend John Ward, curé de Stratford, en 1648, mentionne ce détail que, lorsque Shakspeare se retira dans sa ville natale, son revenu annuel était de 1,000 liv. st., revenu énorme si l’on songe que l’argent avait alors à peu près cinq fois sa valeur actuelle. Le révérend a peut-être exagéré ; mais, lui qui vivait au milieu de la famille du poète, il n’a pas pu se tromper de plus de la moitié, et cela ferait encore un revenu équivalent à peu près à 50,000 francs d’aujourd’hui.

Le grand poëte survécut peu à sa retraite. En 1607, il avait marié sa fille aînée à John Hall, médecin à Stratford ; sa mère mourut l’année suivante. Ces mentions du registre de sa paroisse, sa demande d’indemnité au lord maire, dont nous avons parlé plus haut, et, vers la même époque (1608), un changement dans sa position en ce qu’il cessa d’être acteur pour être le directeur du Globe jusqu’en 1613 ; l’achat de divers petits domaines aux environs de Stratford et celui des dîmes de Stratford, de Bishopton et de Velcom, opération qui dut lui donner des bénéfices considérables, voilà les seuls faits qu’on ait pu relever touchant sa vie privée. De 1613 à 1616, époque de sa mort, son existence est tout à fait obscure. Shakspeare resta à sa maison de New-Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New-Place le premier mûrier qu’on ait cultivé à Stratford et qui fut longtemps célèbre sous le nom de mûrier de Shakspeare.

Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Cet acte, dicté par lui, est écrit sur trois pages ; il signa sur les trois, sa main tremblait ; sur la première page, il signa seulement son prénom, William ; sur la seconde, Willm Shaspr ; sur la troisième, William Shasp. Il instituait, par ce testament, sa fille aînée Suzanne pour légataire principale, à la condition que ce legs constituerait une sorte de majorat, transmissible de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. À sa fille Judith, il léguait 300 liv. st., payables en deux fois, et à sa femme son second meilleur lit avec la garniture, sans préjudice de la part que lui faisait la loi dans la succession. Il y avait enfin divers lots à sa sœur, à ses neveux, aux pauvres de Stratford et à ses camarades, les acteurs Burbadge, H. Condell et John Hemings. Un mois après, il expirait, âgé seulement de cinquante-deux ans, le jour de l’anniversaire de sa naissance (23 avril 1616). Cervantès, un autre génie de la même trempe, étant mort également le 23 avril 1616, on n’a pas manqué, durant bien des années, de faire un ingénieux rapprochement entre ces deux morts arrivées le même jour. C’est Bowles qui l’a fait le premier dans ses notes au Don Quixote publié à Salisbury en 1781. Mais ce rapprochement est fondé sur une erreur produite par la différence des calendriers. En effet, dit Ticknor, qui relève cette erreur, ce ne fut que beaucoup plus tard que les deux pays se servirent du même calendrier, et il y a eu, en réalité, un intervalle de dix jours entre la mort de Shakspeare et celle de Cervantès.

Shakspeare fut enterré sans pompe dans la partie septentrionale du chœur de la grande église de Stratford-sur-Avon, Ce ne fut que plus d’un siècle après sa mort qu’une souscription des dames anglaises permit de lui élever un monument dans l’église de Westminster, dans le fameux Coin des poëtes (1740). En 1769, sur l’initiative de Garrick, eut lieu le premier jubilé en l’honneur de Shakspeare ; le dernier a eu lieu en 1864.

À plusieurs reprises il a été question en Angleterre d’élever à Shakspeare un monument digne de son génie ; il est curieux, à ce propos, de rapprocher les réflexions que, à deux cents ans de distance, ce fait a suggérées à deux grands poëtes :

« Quel besoin, dit Milton, à mon Shakspeare de pierres entassées par le travail d’un siècle pour recevoir ses cendres vénérées ? Qu’a-t-il besoin que ses saintes reliques soient ensevelies sous une pyramide qui monte jusqu’aux cieux ? Fils chéri de la Mémoire, grand héritier de la Renommée, que t’importent ces faibles témoignages de ton nom ? Toi-même, dans notre admiration et dans notre étonnement, tu t’es élevé un monument impérissable... »

« Un monument à Shakspeare, s’écrie M. Victor Hugo, à quoi bon ? La statue qu’il s’est faite à lui-même vaut mieux, avec toute l’Angleterre pour piédestal. Shakspeare n’a pas besoin d’une pyramide, il a son œuvre. Que voulez-vous que le marbre fasse pour lui ? Que peut le bronze là où est la gloire ? Le jade et l’albâtre ont beau faire ; le jaspe, la serpentine, le basalte, le porphyre rouge comme aux Invalides, le granit, Paros et Carrare perdent leur peine ; le génie est le génie sans eux. Quand toutes les pierres s’en mêleraient, grandiraient-elles cet homme d’une coudée ? Quelle voûte sera plus indestructible que celle-ci : le Conte d’hiver, la Tempête, les Joyeuses épouses de Windsor, les Deux gentilshommes de Vérone, Jules César, Coriolan ? Quel monument sera plus grandiose que Lear, plus farouche que le Marchand de Venise, plus éblouissant que Roméo et Juliette, plus dédaléen que Richard III ? Quelle lune jettera à cet édifice une lumière plus mystérieuse que le Songe d’une nuit d’été ? Quelle capitale, fût-ce Londres, fera autour de lui une rumeur aussi gigantesque que l’âme en tumulte de Macbeth ? Quelle charpente de cèdre ou de chêne durera autant qu’Othello ? Quel airain sera airain autant qu’Hamlet ? Aucune construction de chaux, de roche, de fer, de ciment ne vaut le souffle, le souffle profond du génie, qui est la respiration de Dieu à travers l’homme. Une tête où il y a une idée, voilà le sommet ; les entassements de pierres et de briques font des efforts inutiles. Quel édifice égale une pensée ? Babel est au-dessous d’Isaïe ; Chéops est plus petite qu’Homère ; le Colisée est inférieur à Juvénal ; la Giralda de Séville est naine à côté de Cervantès ; Saint-Pierre de Rome ne va pas à la cheville de Dante. Comment vous y prendriez-vous pour faire une tour aussi haute que ce nom : Shakspeare ? »

Shakspeare est donc vengé aujourd’hui, par une admiration aussi passionnée, du dédain de son siècle et de l’oubli qui faillit l’engloutir au siècle suivant. C’est une raison de plus pour que nous relevions toutes les inepties, toutes les sottises, toutes les injures qui lui ont été adressées pendant plus de deux cents ans, en Angleterre et en France. Cette ombre fera valoir la lumière. « Shakspeare, dit Forbes, n’a ni le talent tragique ni le talent comique. Sa tragédie est artificielle et sa comédie n’est qu’instinctive. » Johnson confirme le verdict : « Sa tragédie est le produit de l’industrie, et sa comédie le produit de l’instinct. » Après que Forbes et Johnson lui ont contesté le drame, Green lui conteste l’originalité. Shakspeare est un « plagiaire », Shakspeare est un « copiste » ; Shakspeare « n’a rien inventé ; » c’est « un corbeau paré des plumes d’autrui ; » il pille Eschyle, Boccace, Bandello, Hollinshed, Belleforest, Benoît de Saint-Maur ; il pille Layamon, Robert de Glocester, Robert Wace, Pierre de Langtoft, Robert Manning, John de Mandeville, Sackville, Spenser ; il pille l’Arcadie de Sidney ; il pille l’Anonyme de la Vraie chronique au roi Leir ; il pille à Rowley, dans le Malheureux règne du roi Jean, le caractère du bâtard Falconbridge. Shakspeare pille Thomas Green ; Shakspeare pille Dokk et Chettle. Hamlet n’est pas de lui ; Othello n’est pas de lui ; Timon d’Athènes n’est pas de lui ; rien n’est de lui. Pour Green, Shakspeare n’est pas seulement « un enfleur de vers blancs », un Johannes factotum ; Shakspeare est une bête féroce. Corbeau ne suffit plus, Shakspeare est promu tigre. Voici le texte : Tyger’s heart wrapt in a player’s hyde ; Cœur de tigre sous la peau d’un comédien. (A Groatsworth of wit, 1592.) Thomas Rymer imprimait sur Othello, quatre-vingts ans après la mort de Shakspeare, cette opinion, partagée par tous les critiques et connaisseurs de ce temps : « La morale de cette fable est assurément fort instructive. Elle est pour les ménagères un avertissement de bien veiller à leur linge... Quelle impression édifiante et utile un auditoire peut-il emporter d’une telle poésie ? À quoi cette poésie peut-elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées, à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations, à corrompre notre goût et à nous remplir la tête de vanité, de confusion, de tintamarre et de galimatias ? »

Ce Shakspeare, dit lord Shaftesbury, est un esprit grossier et barbare. Dryden ajoute : « Shakspeare est inintelligible ». Mistress Lennox trouve que le poëte altère la vérité historique. Un critique allemand, qui vivait en 1680, Bentheim, se sent désarmé, parce que, dit-il, Shakspeare est une tête pleine de drôlerie. Ben Johnson, le protégé de Shakspeare, raconte lui-même ceci : « Je me rappelle que les comédiens mentionnaient à l’honneur de Shakspeare que, dans ses écrits, il ne raturait jamais une ligne ; je répondis : Plût à Dieu qu’il en eût raturé mille ! » Ce vœu, du reste, fut exaucé par les honnêtes éditeurs de 1623, Blouns et Jaggard. Ils retranchèrent, rien que dans Hamlet, deux cents lignes ; ils coupèrent deux cent vingt lignes dans le Roi Lear. Garrick ne jouait à Drury Lane que le Roi Lear de Nahum Tate. Écoutons Johnson encore : « Jules César, tragédie froide et peu faite pour émouvoir. » — « J’estime, dit Warburton dans sa lettre au doyen de Saint-Asaph, que Swift a bien plus d’esprit que Shakspeare et que le comique de Shakspeare, tout à fait bas, est bien inférieur au comique de Shadwell.»

« Quant aux sorcières de Macbeth, rien n’égale, dit Forbes, le ridicule d’un pareil spectacle. » Samuel Foote, l’auteur du Jeune hypocrite, fait cette déclaration : « Le comique de Shakspeare est trop gros et ne fait pas rire. C’est de la bouffonnerie sans esprit. » Enfin Pope, en 1725, trouve la raison pour laquelle Shakspeare a fait ses drames : « Il faut bien manger ! »

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