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retirer à cette partie de l’armée comme inutiles ou embarrassants. Mais il avait besoin, pour ce voyage, de plus d’argent qu’il n’en possédait, car il ne pouvait faire d’économies sur sa solde, qui suffisait à peine à ses besoins et à ceux de son frère Louis, et il est probable qu’il devait encore les fameuses 100 livres a ce M. Louvrier, qui se voyait menacé de n’être payé qu’à l’avènement du consulat — le pauvre homme !

Dans cette situation embarrassante, Bonaparte écrivit à son grand-oncle l’archidiacre Lucien les deux lettres que, dans le recueil d’Adolphe Blanqui, on voit datées par erreur de 1792, puisque l’archidiacre mourut comme nous le verrons tout à l’heure, à Ajaccio, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1791, en présence de son petit-neveu Napoléon, qui, n’ayant pu se rendre à Paris faute d’argent, était allé jouir de son congé en Corse, près de sa famille. On lit dans la première : « J’attends avec impatience les 6 écus que me doit maman (sans doute la part modeste de la mère dans l’entretien de Louis) ; j’en ai le plus grand besoin. » Et dans la seconde : « Envoyez-moi 300 fr. ; cette somme me suffira pour aller à Paris. Là, du moins, on peut se produire, surmonter les obstacles ; tout me dit que j’y réussirai : voulez-vous m’en empêcher faute de cent écus ? »

Il ne reçut pas l’argent demandé et resta quelques jours encore à Valence, où, aspirant à toutes les gloires, il avait écrit un discours sur cette question : « Quelles vérités et quels sentiments importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? » mise au concours par l’Académie de Lyon pour un prix de 1, 200 fr., fondé par l’abbé Raynal de ses propres deniers. Le concours fut jugé le 25 août 1791 par l’Académie, et aucun des concurrents n’obtint le prix, qui, plus tard, devait être adjugé à Daunou. On connaît aujourd’hui le travail que le jeune officier présenta au concours. Ce travail incohérent, déclamatoire souvent, mais plein de feu, est écrit tout entier dans les idées philosophiques du temps. C’est une sorte de nébuleuse ardente, en travail de formation, et dont se dégagent de temps en temps des étincelles lumineuses, comme des rayons de soleil qui jaillissent du milieu d’épaisses ténèbres. Voici d’ailleurs en quels termes les juges du concours apprécièrent le mémoire du jeune Bonaparte : « Le numéro 15 est un songe très-prononcé, c’est peut-être l’ouvrage d’un homme sensible ; mais il est trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu pour fixer l’attention. » Au luxe de déclamations qui signalaient cet écrit, on aurait difficilement deviné la future haine de l’empereur pour les idéologues, mot qui, dans sa bouche impériale, sera le nec plus ultra du dédain et du mépris.

Enchaîné à Valence, malgré son congé, par la pauvreté, il faut bien le dire, Napoléon ne put partir pour la Corse avec son frère Louis que le 1er ou le 2 octobre 1791, afin de profiter des trois mois qui restaient à courir de ce congé. Ils prirent un bateau qui les porta à Avignon, d’où ils gagnèrent Marseille, et de là la Corse. Ils arrivèrent à Ajaccio dans la première quinzaine d’octobre, et Napoléon trouva son grand-oncle Lucien, qu’il aimait beaucoup, malgré tout, au lit de la mort. Il était avec tous les siens près du mourant dans la nuit du 15 au 16 octobre, et il le vit expirer avec douleur. L’archidiacre était plus philosophe que ne semblait l’indiquer son habit. Au moment suprême, il s’occupait surtout des intérêts et de l’avenir de sa famille, et paraissait peu s’inquiéter de son salut dans l’autre monde. L’abbé Fesch, alors grand vicaire de l’évêque constitutionnel d’Ajaccio, accourut au lit du mourant pour lui débiter les homélies d’usage. L’agonisant l’interrompit ; Fesch n’en tint aucun compte. Le vieillard s’impatienta : « Eh ! laissez donc, je n’ai plus que quelques moments à vivre ; je veux les consacrer aux miens. » Il les fit en effet approcher, leur donna des avis, des conseils ; et, s’adressant à Joseph, quelques instants avant de mourir : « Tu es l’aîné de la famille, lui dit-il ; mais voilà celui qui en est le chef. Aie soin de t’en souvenir. » Et il désignait Napoléon. Napoléon avait alors vingt-deux ans, et Joseph près de vingt-quatre.

Napoléon a raconté lui-même, à Sainte-Hélène, qu’à genoux en ce moment près du lit où l’archidiacre venait de rendre le dernier soupir, il pleura comme un enfant, lui qui pleurait si peu.

Dans les cinq mois que Bonaparte avait passés à Valence lors de sa seconde garnison, il avait beaucoup pensé, beaucoup agi, beaucoup souffert aussi ; car il y avait vécu dans la gêne, tout occupé, comme eût pu le faire un père, de l’éducation de Louis. Lui-même a rappelé ces temps où il vivait durement avec ce jeune frère, à l’avenir duquel il s’était dévoué ; il les a rappelés dans une circonstance où, pourquoi ne le dirions-nous pas, il nous semble avoir jugé trop sévèrement ce Louis qu’il aimait tant. L’empereur, parlant au duc de Vicence, de son frère qui venait d’abdiquer le trône de Hollande, s’exprimait ainsi : « Abdiquer sans me prévenir ! se sauver en Westphalie comme s’il fuyait un tyran !… Mon frère me nuire au lieu de m’aider !… Ce Louis que j’ai fait élever sur ma solde de lieutenant, Dieu sait au prix de quelles privations !… Je trouvais de l’argent pour payer la pension de mon jeune frère. Savez-vous comment j’y parvenais ? C’était en ne mettant jamais les pieds ni au café ni dans le monde ; c’était en mangeant du pain sec, en brossant mes habits moi-même, afin qu’ils durassent plus longtemps. Pour ne pas faire tache parmi mes camarades, je vivais comme un ours, toujours seul dans ma petite chambre, avec mes livres, alors mes seuls amis. Et ces livres ! par quelles dures économies, faites sur le nécessaire, achetais-je cette jouissance ! Quand, à force d’abstinence, j’avais amassé deux écus de six livres, je m’acheminais avec une joie d’enfant vers la boutique d’un libraire, qui demeurait près de l’évêché. Souvent j’allais visiter ses rayons avec le péché d’envie ; je convoitais longtemps avant que ma bourse me permît d’acheter ! Telles ont été les joies et les débauches de ma jeunesse ! » Ici, cette interruption arrachée au duc de Vicence : « Sire, jamais le trône ne vous vit plus grand que ne l’était le lieutenant d’artillerie dans sa petite chambre de Valence. — Eh ! non, j’avais du cœur, voilà tout, répondit l’empereur avec simplicité. Tout petit garçon, j’ai été initié à la gêne et aux privations d’une nombreuse famille. Mon père et ma mère ont connu de mauvais jours !… Huit enfants !… Le ciel est juste… Ma mère est une digne femme. » Nous soulignons ces mots, qui viennent à l’appui de la thèse que nous avons soutenue plus haut.

Pour consacrer le souvenir du double séjour que Napoléon a fait à Valence, dans la maison de Mlle  Bou, M. Planta, maire de cette ville, ordonna, le 11 brumaire an X (2 novembre 1801), l’érection d’une table de marbre avec une inscription en lettres d’or, au frontispice de cette maison, portant que Bonaparte y avait occupé un logement de 1785 à 1791, ce qui n’était pas absolument exact, puisque cette inscription faisait bon marché de la solution de continuité pendant laquelle Napoléon avait habité Auxonne et Douai.

On sera peut-être surpris de nous voir insister si souvent, et avec une complaisance qui peut paraître minutieuse, sur les moindres circonstances des premières années de Bonaparte ; c’est qu’elles nous semblent, à nous, dignes du plus grand intérêt : une fois ces humbles commencements mis hors de toute contestation, le contraste fera mieux comprendre la fortune extraordinaire de notre héros. Encore une fois, voilà pourquoi nous nous complaisons tant à insister sur toutes ces misères extraordinairement honorables, et qui n’ont armorié les commencements d’aucun héros de l’histoire. Nous nous supposons à l’embouchure du Missouri ou des Amazones : quelles proportions ne prendra pas notre étonnement, si, transporté tout à coup vers la source, nous sommes en présence d’un mince filet d’eau que le moindre rayon de soleil menace de tarir et de dessécher !

Nous voici arrivés à une phase nouvelle de la vie de Bonaparte. Son séjour et sa conduite en Corse vont décider de sa fortune. D’abord, nous l’y voyons, comme à Valence, se jeter dans le grand parti de la Révolution française, et y rechercher Paoli, qui, rentré au sein de sa patrie, semblait avoir sincèrement embrassé ce parti. Il alla voir Paoli, qui accueillit avec grande amitié le fils de son ancien compagnon d’armes. Bonaparte accompagna dans ses courses le vieux général, qui, chemin faisant, lui montrait avec orgueil les lieux où il avait autrefois combattu pour l’indépendance de l’île, et lui racontait l’histoire de ces combats. Une fois, à Ponte-Novo, un cortège de 500 hommes à cheval accompagnait Paoli. Bonaparte marchait à ses côtés. Paoli lui désignait les positions, les lieux de résistance, de défaite et de triomphe des Corses dans la guerre de l’indépendance ; il parlait avec feu de cette lutte glorieuse à son jeune compatriote, qui l’écoutait avec une attention pleine d’intelligence, et lui soumettait de temps en temps des observations. À l’une d’elles, qui était probablement une de ces subites illuminations dont parle Bossuet, Paoli ne put s’empêcher de s’écrier : « Ô Napoléon ! tu n’as rien de moderne ; tu appartiens tout à fait aux hommes de Plutarque. Courage ! tu prendras ton essor. » À partir de ce moment, le grand citoyen conçut pour son jeune ami une sorte d’admiration, et il allait disant à tout venant : « Ce jeune homme, si on lui en donne le temps, fera parler le monde de lui. » Ce mot ne rappellet-il pas la fameuse exclamation de Kléber : « Général, vous êtes grand comme le monde ! »

Mais, puisque nous en sommes aux rapprochements, voici l’occasion de placer cette fameuse prophétie, si connue dans l’histoire, que l’on doit à l’esprit si perspicace de l’auteur du Contrat social :

« Il est encore en Europe un pays capable de législation, c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec lesquelles ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériteraient que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe.  »

Le séjour de Bonaparte en Corse était limité par son congé au 1er janvier 1792 ; mais, dès le 1er novembre 1791, le général Rossi, son parent, avait demandé au ministre de la guerre et obtenu l’autorisation de choisir le lieutenant d’artillerie Bonaparte pour adjudant-major d’un des quatre bataillons de volontaires nationaux corses qu’on organisait dans l’île, et, par conséquent, l’autorisation pour Bonaparte d’y rester au delà du terme de son congé. Mais déjà, le 2 décembre 1791, à la suite d’un discours trop accentué, prononcé au club de Calvi, Bonaparte s’était attiré les reproches de Paoli.

Les grades dans les volontaires nationaux n’avaient rien de commun avec ceux de l’armée régulière. L’adjudant-major des volontaires corses restait toujours premier lieutenant dans le 4e d’artillerie, et c’est à raison de son ancienneté dans ce dernier grade qu’il fut promu, le 14 janvier 1792, à celui de capitaine en second d’artillerie et classé dans la douzième compagnie du 4e régiment, en garnison à Valence, sans obligation de rejoindre.

Il est à remarquer que ce fut le comte Louis de Narbonne, ministre de la guerre du 7 décembre 1791 au 10 mars 1792, qui contre-signa le brevet de Bonaparte, dont plus tard il devait devenir aide de camp. Ainsi Bonaparte avait été, de 1785 à 1791, simple lieutenant. Cette circonstance, il devait la rappeler lui-même plus tard dans l’occasion suivante.

On était sous l’Empire. À une revue, un jeune sous-lieutenant sort des rangs et vient se placer devant Napoléon, qui lui dit : « Que me voulez-vous ? — Sire, il y a quatre ans que je suis sous-lieutenant, et depuis lors je n’ai pas eu d’avancement. » Après un moment de silence, Napoléon répondit : « Moi, monsieur, je l’ai été pendant sept ans. — Sire, cela est vrai, mais Votre Majesté a bien rattrapé le temps perdu. » Ici, si l’écolier de Brienne avait été un peu moins rebelle au thème et à la version, il aurait pu, en guise d’épiphonème, ajouter : Vade, et fac similiter.

Revenons à la Corse. Napoléon, quoique capitaine, resta dans son pays ; mais il se montrait de plus en plus révolutionnaire, au grand déplaisir de Paoli, qui avait d’autres vues sur lui dans le cas où la Révolution triompherait tout à fait en France. Cette circonstance ne tarda guère à se présenter. Le canon du 10 août retentit bientôt jusqu’en Corse. La République fut proclamée, et Bonaparte en manifesta une grande joie, que Paoli et ses partisans feignirent de partager.

En janvier 1793, le gouvernement de la République française avait ordonné une expédition contre la Sardaigne. Paoli, et certes, quel que soit le sentiment qui l’inspira dans cette circonstance, cela ne lui fait pas honneur et justifie ce nom de traître que lui donnèrent les républicains français, Paoli fit échouer l’expédition de Sardaigne. Dans ce but, il avait demandé et obtenu le commandement de la contre-attaque pour son neveu et confident, le général Cesare Rocca, à qui il avait dit en secret : « Souviens-toi, ô Cesare ! que la Sardaigne est l’alliée naturelle de notre île ; que, dans toutes les circonstances, elle nous a secourus en vivres et en munitions, et que le roi du Piémont a toujours été l’ami des Corses et de leur cause. Fais donc en sorte que cette expédition s’en aille en fumée. »

Le 8 mars 1793, Bonaparte fut promu au grade de capitaine commandant dans le 4e régiment d’artillerie, et, pour la première fois, son nom figure dans l’almanach national de la même époque, sous cette forme : Buonaparte. Dès ce moment, nous allons le voir s’élever de grade en grade avec une rapidité extraordinaire. Les ailes ont poussé à l’aiglon d’Auxonne, de La Fère et de Valence, des ailes de la plus grande envergure, et l’aiglon menace de devenir un aigle immense. On le voit aussi, dès cette époque, prendre un intérêt passionné à la cause de la Révolution et à tout ce qui touche à la France. Jusqu’à ce jour, il avait été Corse ; la Révolution le fit Français : le voilà tout à fait des nôtres.

Après l’expédition malheureuse de la Sardaigne, il avait rejoint à Corte son bataillon, où il apprit sa promotion et, peu après, l’acte du 2 avril 1793, par lequel la Convention nationale mandait à sa barre le général Paoli, dénoncé comme traître, ainsi que Pozzo di Borgo, alors procureur général syndic du département de la Corse, et nommait commissaires en Corse les représentants du peuple Lacombe-Saint-Michel, Delcher et Salicetti, qu’elle autorisait à faire arrêter Paoli s’ils le jugeaient à propos. Paoli n’obéit pas au décret de la Convention ; il lui écrivit toutefois une très-longue lettre, où il essayait de se justifier et où il offrait, si la Convention jugeait « ce nouveau sacrifice » nécessaire, de s’éloigner de la Corse. Mais déjà il avait résolu d’abandonner la France, et il s’en était ouvert à ses amis et, entre autres, à Napoléon. Il crut un moment pouvoir lui faire partager son opinion. Il lui peignit sous les plus noires couleurs la situation de la République ; il lui parla de l’anarchie dans laquelle la France était plongée, de l’heureuse constitution de l’Angleterre, des brillantes récompenses que lui vaudrait son génie s’il consentait à seconder son dessein de livrer la Corse aux Anglais ; il essaya, en un mot, de le séduire. Mais Bonaparte, avec son énergique esprit, sa précoce et pénétrante sagacité, et, disons le mot, son républicanisme, rejeta sans hésiter un seul instant les propositions de Paoli, au grand étonnement de ce dernier. Ce ne fut pas sans une extrême surprise que Paoli entendit ce jeune officier de vingt-quatre ans, qui jusque-là avait amèrement enduré la sujétion de la Corse à la France, rétorquer avec fougue, vivement et franchement, tous ses arguments. « Eh ! quoi ! se séparer maintenant de la France ! nous ne ferons jamais cela ! Nos plus chers intérêts, nos habitudes, nos coutumes, l’honneur, la gloire, nos serments solennels, tout enfin exige que la Corse soit, oui, soit française ! L’anarchie actuelle, fille de la grande Révolution, ne peut être qu’éphémère. Tout doit changer, l’ordre renaîtra infailliblement ; les lois se modèleront sur les idées du siècle, et la France, avant peu, s’élèvera majestueusement au comble de la gloire. Moi ! l’abandonner ! Vous, général, vous, parler de se livrer à l’Angleterre ! la vénale Angleterre, protectrice des peuples libres ! Ah ! quelle erreur ! Et puis, l’éloignement, la langue, notre caractère, les dépenses énormes, incalculables, qu’il faudrait faire, tout s’oppose impérieusement à notre réunion avec la reine qui tyrannise les mers et les terres qui ne lui appartiennent pas ! » Jusque-là, il avait été Corse ; la Révolution française, nous le répétons, l’avait fait Français et républicain.

Conclusion : malgré tout, en dépit de tout ce qui pourra s’ensuivre, le nom glorieux de Bonaparte est et reste à jamais rivé à la Révolution ; et Lodi, Arcole, Castiglione, les Pyramides, Aboukir, etc., etc., sont des victoires républicaines.

À cette sortie imprévue, Paoli, déconcerté et presque hors de lui, regardant Napoléon de travers, lui tourna le dos sans dire un mot, et rentra dans son cabinet, dont il ferma brusquement la porte, laissant Napoléon seul dans la pièce où avait eu lieu l’entretien. Connaissant le caractère bilieux et vindicatif de Paoli, Napoléon comprit ce que cette attitude et ce regard voulaient dire : il sentit que Paoli ne laisserait pas partir librement de Corte celui dont il avait en vain voulu faire un complice, et qu’il devait considérer désormais comme un ennemi. Dans ces conjonctures, Bonaparte jugea qu’il était prudent de ne pas perdre une minute. Il monta donc à cheval et sortit précipitamment de Corte, par des sentiers détournés qui lui étaient parfaitement connus. C’est ainsi qu’il arriva, au milieu de la nuit, dans des lieux nommés Sanguinares, sortes de makis incultes, fréquentés par les seuls bergers. Il mit pied à terre chez l’un d’eux, un certain Bagaglino, qui gardait depuis longtemps les troupeaux de la famille Bonaparte, et qui était le chef de plusieurs autres bergers des environs. C’est dans cette cabane que Napoléon demeura quelques jours, et qu’il put échapper aux émissaires que l’irascible Paoli avait envoyés pour l’arrêter. De là, il se rendit près d’un des commissaires de la Convention, à Calvi, où s’était déjà réfugiée toute sa famille, que le parti anglais avait obligée de quitter Ajaccio.

Sous l’influence de Paoli, la réaction contre-révolutionnaire qui voulait livrer la Corse à l’Angleterre prenait de moment en moment une plus grande importance. Paoli avait réellement négocié la reddition et la remise de l’île aux Anglais ; d’un instant à l’autre, il attendait la flotte anglaise. Pendant que Bonaparte se tenait sur la défensive dans les Sanguinares, partout la voix de Paoli était écoutée, partout on désobéissait aux commissaires de la Convention, et, le 27 mai 1793, Paoli était parvenu à réunir une consulte nationale à Corte. Dans cette consulte, dont Paoli fut nommé président, et Pozzo di Borgo secrétaire, on se borna d’abord à prétendre, en termes vagues, qu’on ne s’assemblait que pour résister au parti qui, disait-on, voulait s’opposer au bonheur de la Corse, et on signalait les familles Bonaparte et Arena comme perturbatrices du repos public.

Toutes ces tergiversations avaient ceci pour cause : l’escadre anglaise n’était pas encore en vue, et l’on craignait l’énergie bien connue des commissaires de la République.

La situation de ceux-ci, ainsi que celle des patriotes, devint dès lors très-critique en Corse. Calvi, cependant, n’était point entré dans la conjuration antifrançaise. Toutefois les représentants de la Convention qui s’y trouvaient alors, et que Bonaparte y avait rejoints, désespérant de réduire les adhérents de Paoli par leur seule présence, résolurent d’aller chercher sur le continent des forces nouvelles pour dominer le parti contre-révolutionnaire, et empêcher, s’il en était temps encore, les Anglais de s’emparer de l’île. Ils firent donc embarquer avec eux, à Calvi, Bonaparte et sa famille, pour les soustraire à la fureur de leurs ennemis. Cette colère était telle, qu’à peine la frégate française qui emportait vers Marseille Bonaparte et les siens fut-elle en mer, que leur maison d’Ajaccio était pillée, leurs campagnes dévastées et leurs troupeaux détruits par les fauteurs armés de ce gouvernement, appelé rebelle par les républicains, et gouvernement provisoire par les partisans du général Paoli. On sait ce qui advint après ce départ des commissaires de la Convention et, avec eux, des familles corses du parti français : la Corse, comme Toulon, fut livrée aux Anglais ; mais elle ne devait pas tarder à rentrer dans le giron de la République, et Paoli à se voir contraint lui-même de se réfugier en Angleterre.

Telle fut la rupture de Napoléon et de Paoli. Cependant, chose étrange, malgré la trahison de Paoli envers la France, malgré l’arrestation ordonnée par lui du jeune officier d’artillerie, ces deux grands cœurs ne purent parvenir ni à se haïr ni à se mépriser ; au contraire, il y eut toujours entre eux un courant sympathique, né de leur commun amour