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LES BRAVES GENS


CHAPITRE XIII

La famille Loret au grand complet.


La famille Loret s’était considérablement accrue. Tant en garçons, grands et petits, qu’en filles, petites et grandes, elle comprenait neuf enfants, tous bien portants. La famille Loret, comme on le sait, appartenait au genre « joufflu », et à l’espèce « réjouie ».

Tous avaient un appétit formidable. Au prix où sont les faisans et les truffes, il ne faut pas s’étonner si la petite maison exhalait souvent un parfum très-accentué de soupe aux choux. C’était à merveille : puisque, depuis le papa joufflu jusqu’au bébé dodu, tous aimaient à la folie cette composition culinaire. La maison d’ailleurs était, à tous les points de vue, une maison bien agréable ; elle avait cet avantage particulier que toutes les pièces, sauf la salle d’armes, se commandant, les parfums de la cuisine se répandaient partout avec équité. Le salon triangulaire en avait sa part aussi bien que la cuisine. « De cette façon-là, disait maître Loret en se frottant les mains, il n’y a pas de jaloux. »

La maison, suivant l’expression de Mme Aubry, « ne se ressemblait plus, » depuis l’installation des nouveaux locataires. Et comment, je vous prie, une maison se ressemblerait-elle lorsqu’elle contient onze personnes au lieu de deux ? Il y avait bien aussi quelques autres petites différences, qui choquaient les idées d’ordre et de propreté de la bonne dame. Si ses locataires n’eussent pas été ses obligés, elle ne se serait pas fait faute de leur dire que les papiers de tenture ne sont pas faits pour qu’on y inscrive son nom ni pour qu’on y trace des pensées philosophiques ou satiriques, ni pour qu’on y dessine des bonshommes (civils ou militaires), ni pour qu’on y imprime la trace de ses doigts, ni pour qu’on y établisse un tableau comparatif de la taille de chacun des membres de la famille, avec une bonne barre pour marquer le niveau de la crue, et les noms, et les dates, et tout ! Elle aurait fait observer que les rampes d’escalier ne sont pas faites pour qu’on les descende à califourchon ; ni les allèges des fenêtres pour qu’on y mette sécher le linge domestique ; ni les salons (triangulaires ou non) pour qu’on y laisse vaguer, en toute liberté, trois cochons d’Inde, d’un caractère morose et d’une propreté douteuse. Croyez-vous aussi que les deux poiriers rachitiques de l’arrière-cour ont été plantés pour qu’on y installe une balançoire qui les achèvera, malades comme ils sont, ou encore pour qu’on s’y taille des cure-dents ? Voilà ce que Mme Aubry n’aurait pas manqué de dire si les Loret n’avaient pas été plutôt ses hôtes que ses locataires. Mais elle se contenait, toute nerveuse qu’elle était, pour ménager ces pauvres gens, avec une patience aussi héroïque qu’un solliciteur qui se contient par politique devant un protecteur puissant.

« La pauvre femme, disait-elle en parlant de Mme Loret, a déjà bien assez de mal. Comment surveillerait-elle une famille si nombreuse ? » Et quand elle venait à la ville, elle souriait stoïquement à la vue de toutes les libertés que prenait, avec sa maison, la nombreuse famille de l’huissier.

Les fils de M. Loret apparaissaient dès l’âge le