Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jean surpris allait insister, Defert lui dit que ce n’était rien et lui demanda des nouvelles de M. Aubry. Une fois sur ce terrain, le capitaine en avait pour longtemps. L’éloge d’Aubry le conduisait par une pente naturelle à l’éloge de Loret. L’incident fut oublié.

Quelle belle occasion Mme Defert laissa échapper de faire de la morale à tout le monde ! Un pédant n’y eût pas manqué. Ce n’était pas là sa méthode à elle. Elle ne dit pas un mot qui pût être blessant pour qui que ce fût ; mais elle trouva moyen d’insinuer à chacun en particulier, et au moment favorable, qu’il y a du danger à admirer et à répéter les mots des enfants. Elle tenait si peu à paraître régenter les gens, que chacun fut persuadé qu’il avait trouvé cette idée tout seul, et se sut bon gré de l’avoir trouvée.

CHAPITRE VIII

Jean est introduit dans la belle société, et n’y gagne pas grand’chose.


Il résulta de là que le petit Jean, qui avait failli un instant devenir célèbre par ses réparties, fut replongé par la prudence maternelle dans la plus profonde obscurité. Mais la nature est si généreuse qu’elle ne voulut pas absolument priver Châtillon de sa part légitime d’enfants prodiges. Pour une lumière que l’on éteignit, il s’en alluma quatre ou cinq autres qui brillèrent du plus vif éclat. On en citait jusqu’à trois, rien que dans le monde des Defert, sans compter celles qui éclairaient d’autres sphères moins élevées de la société châtillonnaise.

Il y avait d’abord le petit garçon du nouveau sous-préfet, Michel de Trétan. Ses bons mots, un peu revus et corrigés par papa et par maman, alimentaient toutes les conversations.

Il y avait Pierre Bailleul, neveu et fils adoptif d’un riche fabricant, célèbre par ses citations choisies de La Fontaine « et autres bons auteurs ». L’oncle, indigne d’un tel neveu, disait, il est vrai, que « c’étaient des bêtises ! » mais il laissait faire sa femme qui suait sang et eau à orner la mémoire du marmot, et à faire naître les occasions de mettre sa jeune érudition en lumière.

Il y avait enfin le jeune Ardant, dont le père, ancien marchand de tableaux, avait fait bâtir à grands frais le château de la Folie-Ardant, aux portes de la ville. M. Ardant était resté l’ami d’un grand nombre d’artistes, qui venaient par caravanes jouir de sa fastueuse hospitalité. Le gamin n’avait qu’à les écouter pour faire une bonne provision de mots singuliers et de « scies d’atelier ». Il les débitait ensuite avec un aplomb bien au-dessus de son âge. Jean Defert aurait certainement fait le quatrième, si sa mère n’avait pas contrarié sa vocation, et il en aurait rejailli sur sa famille une grande considération. Mais, comme disent les poètes, les destinées en avaient décidé autrement.

Il est vrai que Michel de Trétan devint par la suite un fat de la plus belle eau, sans compensation ; car ses saillies s’arrêtèrent net vers l’âge de quinze ans. À vingt ans, ce fut un beau petit monsieur, avec une raie irréprochable sur le milieu de la tête, et rien dedans. Il eut alors un joli petit parlage vide, suivi de silences mélancoliques pendant lesquels il suçait la pomme de sa canne, cherchant toujours un mot spirituel qui ne voulait plus venir.

Pierre Bailleul devint si pédant et si insupportable, qu’à seize ans il mettait tout le monde en fuite. Au bal, par une fatalité inexplicable, les danseuses avaient toujours promis la valse qu’il leur demandait ; s’il se rejetait sur une polka, c’était exactement la même chose. Il se consolait de sa mésaventure par une citation ; on riait derrière l’éventail. Les jeunes gens, qui suivaient de loin avec une joie maligne la série de ses déconfitures, l’accueillaient ensuite avec des compliments dérisoires.

Quant au jeune Ardant, lorsque ses plaisanteries eurent perdu leur plus grand sel, qui était d’être débitées par un enfant, elles parurent fades ou déplacées. Et puis, le nombre des scies d’atelier n’est pas si considérable qu’on pourrait se le figurer, et il fut bien vite au bout de son répertoire. Il eut cependant, parmi les collégiens et les tout jeunes garçons imberbes, des admirateurs et des imitateurs. Ce qui ne l’empêcha pas de passer dans le monde pour un garçon de mauvaise éducation et de mauvaises manières. Voilà ce que l’avenir réservait à ces trois jeunes messieurs.

Sans lire dans l’avenir, Mme Defert, avec son bon sens ordinaire, avait jugé qu’un enfant prodige est un objet de luxe, dispendieux dans le présent, inquiétant pour l’avenir ; et elle avait courageusement fauché la gloire naissante de Jean.

C’était toujours un souci et un danger de supprimés. Dieu merci, il lui en restait bien assez d’autres.

Quand l’âge des jaquettes fut passé et que Jean fut introduit dans son premier pantalon, il eut un