Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/59

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mouvement d’orgueil naïf. Dans la joie de sa transformation, il montra, par quelques mots, qu’il commençait à regarder ses sœurs d’un peu haut, depuis qu’il était devenu un homme.

Sa mère ne lui fit point de morale ; elle ne lui démontra pas que l’orgueil conduit tout droit aux plus épouvantables catastrophes. Mais elle l’amena facilement à découvrir que les femmes et les jeunes filles ont leur mérite aussi bien que les hommes. D’un autre côté, au lieu de profiter de l’occasion pour écraser dans son germe cet orgueil naissant, elle jugea plus prudent de le réduire à de justes proportions, et d’en tirer les éléments de l’estime de soi-même et de la dignité personnelle. Elle voulut bien considérer Jean comme un homme, à condition qu’il se conduirait comme un homme : comme un homme de huit ans, bien entendu.

Voilà donc M. Jean tout préoccupé de mériter le nom d’homme, avec des scrupules à mourir de rire, des confidences qui font rêver sa mère, des échappées qui l’étonnent et l’effrayent, et des retours qui l’attendrissent.

« Un homme peu-il manger des confitures ?

— Oui, à condition de n’être pas gourmand, et de ne pas lécher les confitures pour donner ensuite la tartine à Phanor.

— Un homme peut-il jouer à la poupée avec sa cousine Léocadie ? — Oui, pourvu que ce soit à ses heures de récréation ; pourvu surtout qu’il ne jette pas la poupée de Léocadie sur le toit du pigeonnier : ce qui désole Léocadie et lui fait pousser des cris de paon. L’homme en question est obligé ensuite de prendre l’échelle du jardinier à laquelle on lui a défendu de toucher, et de courir sur le toit du pigeonnier au risque de se casser un bras ou une jambe, ce qui ferait beaucoup de chagrin à maman.

— Un homme peut-il laisser dire à Bailleul que sa sœur Marthe chante faux ; et n’est-ce pas son devoir de souffleter Bailleul pour avoir tenu ce propos impertinent ? — Un homme ne s’inquiète pas de l’opinion d’un enfant léger, surtout sur des choses qui ne touchent pas à l’honneur. — Est-ce une faute bien grave pour un homme d’avoir dit à Michel de Trétan que M. Dionis avec ses lunettes ressemble à un gros perroquet ; et que Mademoiselle, quand elle entre dans la salle d’étude en laissant pendre les deux coins de son châle, ressemble à une poule inquiète qui de ses ailes chasse ses poussins devant elle ? — Ce n’est pas une faute bien grave d’avoir eu ces pensées ; c’est déjà plus grave de les avoir confiées à un étourdi qui les répétera, et tournera en ridicule des personnes respectables et utiles. S’ils apprennent que Jean a dit cela d’eux, cela leur fera de la peine, et ils croiront que Jean a mauvais cœur. Un homme généreux voit le bon côté des personnes et non pas le mauvais. Il se souvient que M. Dionis est un vieillard, qui a rendu les plus grands services à papa et à ses enfants. Il se souvient que Mademoiselle est bonne, instruite, qu’elle a fait l’éducation de Marguerite et de Marthe, qui lui ont les plus grandes obligations. Il n’oublie pas qu’elle se donne beaucoup de peine et montre beaucoup de patience pour empêcher certain petit homme de rester toute sa vie un ignorant. — Jean déclare que le petit homme c’est lui, et qu’il sait bien que maman a raison.

— Est-ce mal pour un homme d’être jaloux de Michel de Trétan ? — C’est toujours très-mal d’être jaloux de qui que ce soit ; mais à propos de quoi cette jalousie ? — Oh ! d’abord, reprend le petit homme d’un air pénétré, Léocadie prétend qu’elle l’aime mieux que moi parce qu’il a de plus jolies vestes et de plus jolies cravates ; et puis il a des cartes de visite ; et puis il a des cartes d’invitation imprimées pour les collations du jeudi ; et puis il a un si joli poney ! Nous sommes bien aussi riches que le sous-préfet : pourquoi n’ai-je pas des cartes de visite et un poney ? »

Depuis longtemps Mme Defert s’attendait à cette question. Elle n’en fut pas moins embarrassée pour répondre. Il lui eût été bien facile de dire que le sous-préfet et sa femme élevaient fort mal leur fils, et lui donnaient des goûts et des prétentions qui n’étaient pas de son âge. Mais, par esprit de justice et par bonté naturelle, elle n’aimait pas à moraliser aux dépens du prochain. Elle dit donc au petit questionneur que les parents élevaient leurs enfants du mieux qu’ils pouvaient ; que chacun avait sa manière. Quant à elle et au papa, ils croyaient de l’intérêt de leur cher enfant de ne point songer à toutes ces choses qui nuiraient à son travail. Il était assez raisonnable et les aimait assez tendrement pour croire qu’ils faisaient de leur mieux