Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/8

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au lieu de s’en inquiéter, fit entendre un petit sifflement joyeux, et se consola philosophiquement de ce petit malheur en se disant : « Ma foi ! celle-là sera pour l’oncle Jean. » Et, comme un homme heureux trouve en toutes choses prétexte à se réjouir, il se frotta les mains à l’idée que celle-là serait pour l’oncle Jean, et que l’oncle Jean ne s’en fâcherait pas.

Il prit ensuite dans un tiroir une petite liste et se mit à écrire vivement les adresses sur tous les billets. Quand il eut fini, il poussa un soupir de satisfaction et sonna.

Par la porte opposée à celle qui lui avait récemment livré passage, apparut un homme d’une cinquantaine d’années, très-digne et très-sérieux. Il avait un grand faux-col, comme M. Defert ; de gros favoris, dont l’arrangement symétrique rappelait ceux de M. Defert ; une grosse chaîne de montre comme M. Defert ; et comme lui encore, des bottes bien cirées qui craquaient à mesure qu’il s’avançait d’un pas mesuré. Moins la ressemblance des traits, cet homme rappelait tout à fait son patron, ce jour-là cependant il avait conservé toute sa gravité commerciale et industrielle, que l’autre avait complètement mise de côté. C’était le premier commis de la maison. L’admiration respectueuse qu’il professait pour son patron, l’habitude de vivre à côté de lui, l’avaient transformé en une sorte d’exemplaire de M. Defert.

— Ah ! c’est vous, Jolain, dit le patron d’un ton de bonne humeur ; quel gaillard, hein ! que ce petit garçon !

— Pour un gaillard, c’est un gaillard, » dit M. Jolain d’un ton circonspect.

L’opinion que venait d’émettre le commis solennel était en elle-même d’une nature si peu compromettante qu’on aurait pu s’étonner de sa circonspection. Mais cette qualité, éminemment industrielle et commerciale, formait le fond même de la nature du commis ; il était circonspect partout et toujours ; d’ailleurs, le brave homme était Normand.

— Et quels poumons !

— De solides poumons ! j’oserai même dire qu’il crie comme un homme !

— Oui vraiment il crie comme un homme ! » répéta M. Defert avec une joyeuse emphase.

Il y eut un silence pendant lequel M. Defert semblait se répéter intérieurement et pour son plaisir personnel la dernière phrase du commis.

M. Jolain, aussi poli qu’il était circonspect, crut qu’il était de son devoir de rompre un silence embarrassant, et après mûre réflexion, risqua la phrase suivante :

— Il crie si fort qu’on l’entend de nos bureaux, et… »

Jugeant qu’il était inutile, peut-être compromettant d’en dire plus long, il coupa là sa phrase, et toussa derrière sa main. Puis l’esprit professionnel reprenant le dessus, il demanda à M. Defert pourquoi il l’avait sonné.

— Ah ! dit l’autre, ce n’est pas à vous que j’ai affaire ; et je suis fâché que vous vous soyez dérangé. Ayez l’obligeance de m’envoyer Thorillon. »

M. Jolain salua et disparut en faisant craquer ses bottes ; deux minutes après, la porte fut ouverte par un jeune garçon de quatorze ans, l’air doux et un peu effaré. Il avait des cheveux roux, coupés ras, des taches de rousseur larges comme des lentilles sur les joues et jusque sur les paupières. Son costume était des plus modestes.

— Me voilà, monsieur Defert ! dit-il en portant sa main à son front, comme pour ôter respectueusement une casquette imaginaire.

— Tu vois ce paquet de lettres ?

— Oui, monsieur Defert !

— Il faut les remettre toutes à leur adresse bien exactement.

— Oui, monsieur Defert !

— Tu m’as bien compris ?

— Oh ! monsieur Defert ! » dit le garçon roux d’un ton de doux reproche.

Le fait est que Thorillon était unique et n’avait pas son pareil pour faire les commissions. C’était, à vrai dire, un pauvre mérite, mais enfin c’en était un ; il y a tant de gens qui n’en ont pas du tout ! Comme il passait pour légèrement idiot, et ne pouvait trouver d’autre emploi de ses facultés restreintes, M. Defert, qui était un brave homme, l’employait à des travaux de copie, à cause de sa belle écriture, et surtout aux courses en ville, à cause de ses longues jambes et de son exactitude.

Thorillon alla décrocher sa casquette, se sangla d’une ceinture de cuir, dont il était très-fier, parce qu’elle lui donnait un faux air de messager officiel, et partit comme un trait à travers les rues de Châtillon-sur-Louette.

Ce n’est pas une grande ville que Châtillon-sur-Louette ; ce n’est même qu’une toute petite sous-préfecture. On ne se figure pas, malgré cela, tout ce qu’il faut de temps, même à un bon coureur comme Thorillon, pour y distribuer une douzaine de lettres. D’abord, les rues étroites y décrivent toutes les variétés de courbes imaginables, et se replient sur elles-mêmes autant de fois que le Méandre, de sinueuse mémoire. Puis, comme la ville est bâtie sur le flanc d’une colline, ce ne sont de tous côtés que montées et descentes, sans compter les escaliers ou escalades qui conduisent d’un quartier à un autre. Cela seul suffirait à expliquer pourquoi Thorillon fut si longtemps absent de la maison. Il y a d’autres raisons encore.

Thorillon entendait l’exactitude à sa manière. Si, par exemple, M. Defert lui eût expressément recommandé de ne pas perdre une minute, il n’aurait pas perdu une minute ; mais M. Defert lui avait dit simplement de porter les lettres, il les portait, mais en se donnant quelque liberté et en s’accordant quelques distractions.

Quand le savetier du coin vit que Thorillon avait sa ceinture de cuir, il en conclut que ce jeune homme