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BŒUFS ROUX

eaux. C’était sa plus grande joie que de regarder le beau fleuve, elle se laissait aller à d’exquises rêveries et son esprit et âme flottaient dans la plus belle quiétude. Il lui semblait qu’elle aurait pu demeurer là paisible, heureuse, des heures… des journées entières. Dans la brise et les parfums de mer elle sentait la sève de son être se renouveler, son sang bouillonnait dans ses veines, ses joues, de roses qu’elles étaient, devenaient toutes rouges, ses lèvres, plus rouges aussi, s’humectaient, et dans ses grands yeux noirs, plus humides, passaient des reflets de bonheur. Comme elle était plus jolie et gracieuse ainsi !…

Derrière elle, à quelques pas seulement, ondulait la route qui va à Saint-Denis. La jeune fille entendit sur cette route le bruit des sabots d’un cheval et le roulement d’une voiture. Elle éleva son ombrelle et jeta un rapide coup d’œil sur la route poudreuse. Elle vit un nuage de poussière diaphane, et dans ce nuage, une légère voiture à deux roues ressemblant fort à la charrette anglaise, tirée par un vigoureux cheval noir et le tout conduit par un jeune homme élégant qu’elle reconnut de suite : ce jeune homme, c’était Léandre Langelier.

Lui, venait de reconnaître aussi la jeune fille.

Il salua galamment et arrêta son cheval.

Elle lui sourit.

Il sauta hors de sa voiture et, le chapeau à la main, s’approcha, disant :

— Mademoiselle, pardonnez-moi de troubler votre solitude, mais si l’on m’avait dit ce matin que j’allais faire une si agréable rencontre, je ne l’aurais pas cru. Car, si je ne me trompe, vous êtes Mademoiselle Dosithée Ouellet ?

— Oui, monsieur Langelier, je suis bien celle que vous pensez. Et, si j’en crois l’expression de votre regard, vous êtes un peu surpris de me trouver seule sur cette plage déserte ?

— Mademoiselle, sourit le jeune homme, on est toujours surpris de faire une rencontre inattendue. Et puis, d’ailleurs, vous n’êtes pas bien loin de chez vous…

— Trois milles seulement, monsieur. Et pourtant je vous assure que, hormis les dimanches, je ne viens pas souvent repaître mes yeux et mon esprit du splendide panorama qui s’offre à nous.

— Je ne suis pas beaucoup plus éloigné que vous de cette admirable plage, et moi non plus je n’y viens pas souvent. Mais j’y viendrai plus souvent à l’avenir, je me réserverai des loisirs exprès.

Il se tut pour regarder le roc sur lequel Dosithée demeurait assise. Ce roc était large, poli comme un marbre, blanc comme un ivoire, et l’on pouvait s’y asseoir à trois et quatre.

— Vous permettez ? fit-il interrogativement.

— Certainement.

Tous deux se regardèrent un moment, émus, un peu gênés même.

Puis Léandre sourit doucement.

— Mademoiselle, reprit-il après s’être assis près d’elle et sous l’ombrelle qu’elle avait avancée et penchée au-dessus de sa tête, je me réjouis de ce bienheureux hasard qui me fait vous rencontrer. Puis-je vous avouer que j’ai permis, tout récemment, qu’on me parlât de vous ? Et l’on m’a dit de si bonnes choses que j’ai ardemment souhaité la venue de ce hasard.

— Il est bien possible, monsieur, sourit ingénument la jeune fille, qu’on ait exagéré mes qualités.

— Oh ! non, je suis certain qu’on n’a rien exagéré. Je découvre déjà des vérités merveilleuses. On m’avait assuré aussi, que vous êtes instruite…

— Je n’ai que l’instruction que j’ai acquise auprès de nos bonnes religieuses de l’immaculée Conception, interrompit la jeune fille.

— Mais c’est beaucoup, c’est tout ce qu’il faut ! Et puis je viens de m’apercevoir que vous êtes une amante de la nature…

— La nature, monsieur, je l’aime et l’adore dans toute sa grandeur et sa beauté ! répondit Dosithée avec chaleur. Voyez comme elle est admirable ici.

Et la jeune fille étendit sa main vers le fleuve immense et les paysages pittoresques qui le bordaient.

Le jeune homme sourit encore.

— Oui, c’est admirable, dit-il, et voilà bien pourquoi j’aime mon pays et surtout la délicieuse campagne qui m’a vu naître. Sur nos routes grises l’été, blanches l’hiver, sous l’averse ou dans la poudrerie, sur nos collines ou dans nos vallons, pas nos prairies multicolores et parfumées ou nos pâturages verts, sur ces plages délicieuses ou dans le bercement des flots de ce fleuve magnifique, partout je me sens chez moi et je m’en-