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prêtait à son attention. Pour elle, le péril annoncé, la bande de Jéricho, les barques invisibles qui pouvaient glisser à la faveur de l’ombre, rien n’existait plus. Ils se contemplaient dans les yeux.

À la fin, elle dit :

— Je ne vous connais pas. Je suis certaine que je ne vous connaissais pas avant ce jour.

Il affirma :

— Moi, je vous ai vue… Je vous ai vue… Ma conviction est aussi profonde que la vôtre. Il y a une minute de votre passé qui fait partie du mien. C’est pourquoi je vous ai reconnue à Monte-Carlo, et c’est pourquoi, depuis une semaine, j’ai vécu autour de vous, attendant l’occasion d’une rencontre, surveillant votre villa, la visitant même, car les pas découverts par votre ami Maxime sont les miens. Et c’est pourquoi je suis ici.

Il ajouta plus bas :

— Tout mon espoir est en vous. Vous ne pouvez comprendre ce que vous êtes pour moi. Mon existence dépend de la vôtre…

Il était trop près d’elle. Nathalie se dégagea doucement et leva la tête vers le ciel, comme pour échapper à l’étreinte de cette vie qui s’insinuait autour de la sienne et l’enveloppait de liens dont elle sentait la force croissante. Au bout d’un moment, Ellen-Rock baissa la mèche de la lampe, jusqu’à ne plus laisser qu’une lueur de veilleuse. Un souffle frais les effleura, et du temps s’écoula ainsi. De nouveau, l’angoisse du silence et de la redoutable solitude étreignait la jeune fille.

Ellen-Rock s’en était allé contre le parapet. Nathalie eut l’intuition qu’il se méfiait de la grande paix du soir. Elle le rejoignit et dit :

— Vous n’entendez rien, n’est-ce pas ?

Au bout d’un moment, il répliqua :

— Je crois que si… oui… écoutez bien… on entend un rythme régulier… un battement égal…

— Oh ! fit-elle, le cœur serré, est-ce possible ? N’est-ce pas seulement le remous des vagues ?

Il déclara, par petites phrases détachées :

— Non… non… c’est autre chose. J’ai tellement l’habitude des bruits de la mer !… C’est un bruit d’avirons, un bruit qui cherche à ne pas faire de bruit.

Elle étouffa un soupir et se raidit.

— C’est l’heure bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui, dans quelques minutes.

Nathalie tendait toute sa volonté pour que sa voix ne fût pas altérée, et pour qu’Ellen-Rock la crût aussi calme que lui.

— Ainsi, dit-elle, ils vont venir ?

— Ils viennent.

— Ils viennent ! répéta Nathalie, en cherchant à se rendre compte de tout ce que signifiaient d’affreux ces simples mots.

Une minute ou deux encore et elle reprit :

— Oui, en effet… j’entends aussi comme une rumeur étouffée… et comme de l’eau qui se déplace.

— Ce sont eux, dit Ellen-Rock. Rien ne peut faire qu’ils ne débarquent sur l’étroite bande de galets qui borde la falaise.

— Rien ne peut empêcher cela ? dit-elle. Mais si… Voyons, je suis certaine que vous avez un plan ?

— Aucun plan.

— Comment ? vous ne savez pas ce que vous allez faire ?

— Ma foi, non, dit-il gaiement. Je ne sais qu’une chose, c’est que les complices de nos ennemis, ce sont les ténèbres et le silence. Sans quoi, il n’y aurait aucun danger.

Elle prononça, en révolte contre sa peur :

— Il n’y a d’ailleurs aucun danger, puisque, en cas d’alerte, nous pouvons quitter la villa par le jardin et la montagne.

— Et les chanteurs italiens ? dit-il. Ne croyez-vous pas qu’ils surveillent la porte du jardin ? Toute tentative de fuite par là est impossible.

— Ils ne sont que deux hommes.

— Oui, mais armés, et cachés dans l’ombre.

— Donc, s’il y a attaque, ils entreront, car la porte du jardin ne doit même pas être fermée.

— Elle ne doit pas être fermée, dit Ellen-Rock.

Ils parlaient tout bas, penchés au-dessus du parapet, au milieu des feuilles de géranium. Des ombres semblaient passer dans l’ombre. Des bruits animaient le silence.

— Ils approchent, n’est-ce pas ? dit Nathalie.