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vieux cache-pot d’osier, les barreaux et le cannage d’une chaise qu’il démolit, une natte de paille. Les flammes jaillirent et pétillèrent, et il arrosait avec sa bouteille de fine champagne et le pétrole des lampes.

— C’est le signal de défense élémentaire des temps jadis, criait-il dans un accès d’allégresse. En cas d’assaut, les feux s’allumaient sur toute la côte, de cap en cap, de pointe en pointe… une suite d’incendies qui se commandaient les uns les autres. Et aussitôt, dans chaque village, en haut du clocher de l’église, le veilleur de nuit sonnait éperdument…

Il courut vers une cloche qui réglait les repas, suspendue à la façade, et il la fit tinter, à coups répétés et continus.

— Le tocsin ! la voix même du pays en danger qui s’insurge tout entier pour la résistance et la victoire ! Sonnez, cloches de bronze ! Le silence est vaincu comme les ténèbres. L’appel du bruit se joint à l’appel du feu. Toute la terre est en émoi contre l’ennemi déconcerté.

Il allait et venait comme un capitaine sur le pont de son navire. C’était toute l’exubérance d’un être qui a l’habitude du péril et la conviction que rien ne peut résister à ses efforts.

— Alors, nous sommes sauvés ? dit Nathalie.

— Eh ! comment voulez-vous que des gaillards de notre temps aient l’audace nécessaire à l’abordage ? On n’a plus le cœur au ventre pour les grandes entreprises. Il faut des êtres spéciaux pour cela, bâtis à chaux et à sable, et trempés par des siècles d’énergie et de barbarie… comme moi !

Son ombre paraissait immense devant l’incendie qui palpitait dans l’espace, et il répéta, toujours sur un ton de plaisanterie exaltée, qui troublait et faisait rire Nathalie.

— Oui, comme moi ! Si j’ai perdu mon passé de mortel, j’ai l’intuition d’avoir, plus en arrière, un passé sans limites qui m’unit, par des chaînes de fer, à des siècles forcenés. Oui, j’y participe de toute ma chair et de tout mon sang. Ce que je vois en moi de plus certain, c’est cette soif d’entreprise et d’héroïsme. Punir les méchants, chasser les pirates, délivrer les belles captives, voilà les éléments de vie et d’action avec lesquels je me reconstitue !

Il avait fixé une serviette blanche et une étoffe rouge au bout d’un bâton qu’il agita au-dessus du foyer et qu’il planta sur le parapet.

— Le drapeau de la victoire ! Sauvez-vous, Maures et Castillans ! Une allumette suffit à faire fuir la bête fauve, une chanson à repousser le malheur !

Il faisait sonner la cloche d’une manière triomphante et précipitée, et continuait :

— C’est fini ! les Barbaresques s’en vont ! Inutile d’écouter le bruit hâtif de leurs avions. Ils fuient devant un seul homme, et la reine est sauvée.

La reine, comme il l’appelait, demeurait debout, immobile, sans que l’ombre même de la peur assombrît sa pensée. Cet homme extraordinaire, qui semblait jouer une scène de théâtre, tellement il gardait son aisance, et tellement il s’amusait de son propre enthousiasme, lui paraissait un défenseur contre lequel les pires menaces se dissipaient.

L’ennemi fuyait. Elle en était certaine par le fait seul qu’Ellen-Rock l’avait affirmé. En outre, sur la colline proche, la voix de la chanteuse italienne s’éleva en sourdine. Le son de la guitare s’éloigna.

Ellen-Rock murmura :

— C’est le signal de la retraite… On pourrait peut-être courir après ce trio-là. Mais c’est bien risqué, et nous avons mieux à faire.

Ils écoutèrent un instant la chanson que la brise apportait par bouffées. Il y eut quelques échos qui s’atténuaient. L’investissement des pirates, l’escalade, l’irruption imminente des bêtes fauves, mauvais souvenirs que chassait la réalité ! Alors Ellen-Rock posa doucement la main sur le bras de la jeune fille et la guida vers la maison.

— Je vous ai promis de partir aussitôt qu’il n’y aurait plus de danger, et, comme vous ne pouvez pas rester seule ici, accompagnez-moi, voulez-vous ?

— Vous accompagner ?

— Il faut poursuivre les pirates sans une minute de répit et tâcher de ne pas perdre leur piste.