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LE RAYON B
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d’initiation par quoi j’avais passé. Pour lui, du coup, les trois figures géométriques si mornes, si inertes qu’elles fussent, représentèrent trois yeux, et, pour lui, avant même qu’ils ne s’animassent, ce furent des yeux vivants. Aussi, quelle émotion infinie lorsque ces yeux sans paupières, faits de lignes sèches et symétriques, s’emplirent d’une expression subite qui nous les rendit intelligibles comme les yeux d’une créature humaine !

Expression dure, orgueilleuse, avec des éclairs de joie méchante. Et je savais, et nous savions tous, que ce n’était point une expression quelconque dont on avait doté arbitrairement les Trois Yeux, mais celle d’un être qui regardait dans la vie réelle avec ce même regard, et qui allait nous apparaître dans la vie réelle.

Puis, comme toujours, la ronde vertigineuse des trois figures commença. Le disque tourna. Et tout s’interrompit…

II

La basilique.

La foule ne s’éveilla pas de sa stupeur. Elle attendait. La vision des Trois Yeux, elle en connaissait par moi la valeur de message, le sens très net d’illustration préalable, quelque chose qui eût été comme le titre ou comme l’affiche explicative du spectacle prochain. Elle se rappelait les yeux d’Édith Cavell, les yeux de Philippe Dorgeroux, les yeux de Bérangère, tous ces yeux que j’avais retrouvés, après, et elle se contractait dans son silence opiniâtre, comme si elle eût craint qu’un mot ou qu’un geste n’effarouchât le dieu invisible qui se cachait au creux du mur. Elle avait maintenant une certitude absolue. Il suffisait de cette première preuve de ma sincérité et de ma clairvoyance pour que je n’eusse plus un seul incrédule. Vraiment, je ne voyais autour de moi qu’attention, gravité, enthousiasme contenu, exaltation réprimée.

Et tout cela éclata d’un coup, en une clameur immense qui monta vers le ciel. Devant nous, sur l’écran tout à l’heure désert et nu comme un champ de sable, avaient germé, spontanément, d’une seule poussée, des centaines, des milliers d’hommes, qui grouillaient dans un désordre inexprimable.

Ce fut certes la soudaineté et la complexité de la vision qui produisirent sur la foule un tel choc. Le jet brusque, hors du néant, de la vie innombrable, la secoua comme une commotion. En face d’elle, là où il n’y avait rien, voici que grouillait une autre foule, aussi dense qu’elle, dont l’agitation se mêlait à la sienne, et dont le bruit, qu’elle devinait, s’ajoutait à son propre tumulte ! Durant quelques secondes, j’eus l’impression qu’elle perdait l’équilibre et qu’elle vacillait, prise de délire. Cependant elle réussit encore à se dominer. Le besoin, non pas de comprendre — de cela, elle ne parut pas d’abord se soucier — mais de voir et de saisir la manifestation totale du phénomène, dompta les forces déchaînées. Elle se tut de nouveau. Elle regarda. Elle écouta.

Là-bas — je n’ose pas dire sur l’écran, car en vérité, si anormales qu’en fussent les proportions, le spectacle débordait le cadre et remplissait l’espace — là-bas, ce qui nous avait semblé le désordre et le chaos s’organisait suivant un rythme que nous avions fini par dégager. Les allées et venues étaient celles d’artisans qui se livrent à un travail bien réglé, et ce travail était celui qui s’effectue autour d’une énorme bâtisse en cours de construction.

Or, tous ces artisans étaient vêtus d’une façon absolument différente de la nôtre, et, d’autre part, les outils dont ils se servaient, l’aspect de leurs échelles, la forme de leurs échafaudages, leur manière de porter les fardeaux et de hisser aux étages supérieurs, dans des corbeilles d’osier, les matériaux nécessaires, tout cela, et une infinité de choses, nous jetait d’emblée au milieu d’une époque qui devait être le treizième ou le quatorzième siècle.

De nombreux moines surveillaient les travaux, criaient des ordres d’un bout