Page:Lectures romanesques, No 141, 1907.djvu/19

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il n’hérite pas, mais qu’il est ruiné ; il est peu de cerveaux qui résistent à ce double coup. De même, le juge d’instruction fait passer l’âme de son prévenu par des courants contraires : il le pousse au vertige de l’épouvante, lui montre l’échafaud, lui peint la dernière nuit du condamné, le réveil, la marche au couteau, Puis soudainement lui offre la liberté, lui montre les portes de la cellule qui s’ouvrent, l’air pur du dehors, la rentrée dans la famille. Ces violentes oscillations imprimées à une pensée amènent rapidement la folie ou un détraquement qui y ressemble.

Ce travail porte un nom d’argot aussi hideux et ignoble dans sa basse expression que le travail lui-même.

Cela, s’appelle « cuisiner » un prévenu.

Or, le bon jeune homme qui après avoir somnolé sur des livres de droit, après cinq ou six ans de brasserie, après enfin ce qui constitue les études, passe ses examens, et à qui dès lors, l’abominable organisation sociale confère le droit redoutable de l’inquisiteur, ce bon jeune homme, disons-nous, lorsqu’il s’admire de cuisiner son prévenu, doit bien se mettre dans la tête qu’il n’a rien inventé — pas même cela !… Ces affreuses coutumes nous viennent des siècles où la bataille de l’homme contre l’homme était à sa période aiguë. Malédiction sur les sociétés qui perpétuent de pareilles traditions ! Honte sur les républiques qui n’osent ou ne veulent pénétrer dans cet antre qui s’appelle un palais de justice et saisir aux cornes ces taureaux d’airain qui s’appellent des juges !… Juges, avocats, avoués, huissiers… toute une formidable machine à broyer le pauvre monde !

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C’est à ce travail que se livra Catherine de Médicis. Elle se mit à cuisiner l’espionne. Et la situation d’Alice de Lux était bien celle du prisonnier que nous avons évoqué. Elle était bien la prisonnière de Catherine.

— Voyons, reprit la reine avec son bon sourire, avouez-moi que vous êtes fatiguée… Eh ! mon Dieu, je comprends cela, moi ! Je vous demandais un dernier service, voilà tout. Si cela dépasse vos forces, ne croyez pas au moins que j’en profite pour rétracter mes promesses. Non, non, Alice, je vous tiens en estime et en affection particulières parmi toutes mes filles d’honneur. Si vous voulez vous reposer dès maintenant, sachez que je tiendrai tout ce que j’ai promis, la dot, le mariage, les écus, les bijoux, tout, ma fille !

Alice étudiait avec une attention passionnée les paroles, le geste, la voix, la physionomie entière de la reine.

Une chose lui paraissait sinon certaine du moins très probable : c’était cette affection de Catherine. Et puis, la reine était vraiment naturelle ; il fut impossible à l’espionne de surprendre un indice d’affectation ou d’ironie.

— Oh ! madame, s’écria-t-elle en joignant les mains, si Votre Majesté daignait m’y autoriser !…

— T’autoriser ? À quoi ? Voyons, tâche d’être claire et précise. Tu sais que je n’ai pas de temps à perdre.

Ce mouvement d’impatience bougonne fut, dans l’esprit d’Alice, la preuve de la sincérité de Catherine.

— Eh bien, oui, dit-elle d’une voix tremblante, je suis fatiguée… au-delà de ce que Votre Majesté pourrait supposer. Tout à l’heure, entraînée par le désir de vous plaire, et aussi par la certitude que cet effort serait le dernier, je vous promettais de m’ingénier encore à… séduire la personne… que me désignerait Votre Majesté… mais lorsque je me suis trouvée devant le fait à accomplir… lorsque j’en ai compris l’imminence… j’ai senti toute ma fatigue…

— Ainsi, ce n’était pas le nom de l’homme qui te faisait pâlir ? demanda la reine.

Alice se raidit.

— Le nom de cet homme ?… mais je l’ai déjà oublié, Majesté !… celui-là ou un autre… qu’importe !

Elle prononça ces paroles avec une véhémence qui eût suffi pour prouver qu’elle mentait, s’il eût été besoin d’une preuve.

— Non, continua-t-elle, ce n’est pas l’homme qui me fait horreur (elle crut avoir trouvé un décisif moyen de dépister la reine), pourquoi me ferait-il horreur ? Je ne le connais pas ! Et lors même qu’il me ferait horreur, Votre Majesté sait que je passerais outre… Non, madame, c’est la fatigue, la fatigue seule… Oh ! j’ai besoin de repos… de solitude… je ne demande rien à Votre Majesté… D’ailleurs, elle m’a déjà comblé de ses bienfaits… je suis riche, j’ai des terres, j’ai deux bénéfices, j’ai des bijoux plus que j’en désire… tout cela, madame, je le donnerais pour être un peu moi-même, pouvoir aller, venir, rire et pleurer à ma guise… surtout pleurer !…

En parlant ainsi, la malheureuse se mit en effet à pleurer.

Catherine hochait doucement la tête.

— Pauvre petite, murmura-t-elle comme à part soi, comme elle a l’air de souffrir ! C’est de ma faute, aussi… j’aurais