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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

tinctement une voix, — était à côté de moi, sur les eaux. Je me penchai… Je me penchai encore… Le Lac était d’un calme parfait et le rayon de lune qui, après avoir passé par le soupirail de la rue Scribe, venait l’éclairer, ne me montra absolument rien sur sa surface lisse et noire comme de l’encre. Je me secouai un peu les oreilles dans le dessein de me débarrasser d’un bourdonnement possible, mais je dus me rendre à cette évidence qu’il n’y a point de bourdonnement d’oreilles aussi harmonieux que le souffle chantant qui me suivait et qui, maintenant, m’attirait.

Si j’avais été un esprit superstitieux ou facilement accessible aux faibles, je n’aurais point manqué de penser que j’avais affaire à quelque sirène chargée de troubler le voyageur assez hardi pour voyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci ! je suis d’un pays où l’on aime trop le fantastique pour ne point le connaître à fond et je l’avais moi-même trop étudié jadis : avec les trucs les plus simples, quelqu’un qui connaît son métier peut faire travailler la pauvre imagination humaine.

Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec une nouvelle invention d’Erik, mais encore une fois cette invention était si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petite barque, j’étais moins poussé par le désir d’en découvrir la supercherie que de jouir de son charme.

Et je me penchai, je me penchai… à chavirer.

Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux et m’agrippèrent le cou, m’entraînant dans le gouffre avec une force irrésistible. J’étais certainement perdu si je n’avais eu le temps de jeter un cri auquel Erik me reconnut.

Car c’était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eu certainement l’intention, il nagea et me déposa doucement sur la rive.

« Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devant moi tout ruisselant de cette eau d’enfer. Pourquoi tenter d’entrer dans ma demeure ! Je ne t’ai pas invité. Je ne veux ni de toi, ni de personne au monde ! Ne m’as-tu sauvé la vie que pour me la rendre insupportable ? Si grand que soit le service rendu, Erik finira peut-être par l’oublier et tu sais que rien ne peut retenir Erik, pas même Erik lui-même. »

Il parlait, mais maintenant je n’avais d’autre désir que de connaître ce que j’appelais déjà le truc de la sirène. Il voulut bien contenter ma curiosité, car Erik, qui est un vrai monstre — pour moi, c’est ainsi que je le juge, ayant eu, hélas ! en Perse, l’occasion de le voir à l’œuvre — est encore par certains côtés un véritable enfant présomptueux et vaniteux, et il n’aime rien tant, après avoir étonné son monde, que de prouver toute l’ingéniosité vraiment miraculeuse de son esprit.

Il se mit à rire et me montra une longue tige de roseau.

« C’est bête comme chou ! me dit-il, mais c’est bien commode pour respirer et pour chanter dans l’eau ! C’est un truc que j’ai appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsi rester cachés des heures entières au fond des rivières[1]. »

Je lui parlai sévèrement.

« C’est un truc qui a failli me tuer ! fis-je… et il a été peut-être fatal à d’autres ! »

Il ne me répondit pas, mais il se leva devant moi avec cet air de menace enfantine que je lui connais bien.

Je ne m’en « laissai pas imposer ». Je lui dis très net :

« Tu sais ce que tu m’as promis, Erik ! plus de crimes !

— Est-ce que vraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j’ai commis des crimes ?

— Malheureux !… m’écriai-je… Tu as donc oublié les heures roses de Mazenderan ?

— Oui, répondit-il, triste tout à coup, j’aime mieux les avoir oubliées, mais j’ai bien fait rire la petite sultane.

— Tout cela, déclarai-je, c’est du passé… mais il y a le présent… et tu me dois compte du présent, puisque, si je l’avais voulu, il n’existerait pas pour toi !… Souviens-toi de cela, Erik : je t’ai sauvé la vie ! »

Et je profitai du tour qu’avait pris la conversation pour lui parler d’une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent à l’esprit.

  1. Un rapport administratif, venu du Tonkin et arrivé à Paris fin juillet 1900, raconte comment le célèbre chef de bande le De Tham, traqué avec ses pirates par nos soldats, put leur échapper, ainsi que tous les siens, grâce au jeu des roseaux.