Page:Leroux - Le fantôme de l'Opéra, édition 1926.djvu/162

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA

par la certitude où j’étais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n’ignorais pas que si, par exemple, je criais pour faire sortir tous ces gens : « Au feu ! » je pouvais être la cause d’une catastrophe, étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages, — pire que la catastrophe elle-même.

Toutefois, je me résolus à agir sans plus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste, propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Erik ne songeât, à cette heure, qu’à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrer dans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cette entreprise, à m’adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte, qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui me toucha profondément ; j’avais envoyé chercher mes pistolets par mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans la loge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et lui conseillai d’être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout, Erik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer par le chemin des communards et par la trappe.

Le petit vicomte m’avait demandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battre en duel ? Certes ! et je dis : Quel duel ! Mais je n’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petit vicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout de son adversaire ! Et c’était tant mieux !

Qu’est-ce qu’un duel avec le plus terrible des bretteurs à côté d’un combat avec le plus génial des prestidigitateurs ? Moi-même, je me faisais difficilement à cette pensée que j’allais entrer en lutte avec un homme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, en revanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vous reste obscure !… Avec un homme dont la science bizarre, la subtilité, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer de toutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou à vos oreilles l’illusion qui vous perd !… Et cela, dans les dessous de l’Opéra, c’est-à-dire au pays même de la fantasmagorie ! Peut-on imaginer cela sans frémir ? Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver aux yeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opéra, si on avait enfermé dans l’Opéra — dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus — un Robert Houdin féroce et « rigolo », tantôt qui se moque et tantôt qui hait ! tantôt qui vide les poches et tantôt qui tue !… Pensez-vous à cela : « Combattre l’amateur de trappes ? » — Mon Dieu ! en a-t-il fabriqué chez nous, dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sont les meilleures des trappes ! — Combattre l’amateur de trappes au pays des trappes !…

Si mon espoir était qu’il n’avait point quitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû la transporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu’il fût déjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.

Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est le prince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs. Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps des heures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu’il s’amusât à la faire frissonner. Et il n’avait rien trouvé de mieux que le jeu du lacet du Pendjab. Erik, qui avait séjourné dans l’Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Il se faisait enfermer dans une cour où l’on amenait un guerrier, — le plus souvent un condamné à mort — armé d’une longue pique et d’une large épée. Erik, lui, n’avait que son lacet, et c’était toujours dans le moment que le guerrier croyait abattre Erik d’un coup formidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup de poignet, Erik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, et il le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes qui regardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultane apprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsi plusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais je préfère quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan. Si j’en ai parlé, c’est que je dus, étant arrivé avec le vicomte de Chagny dans les dessous de l’Opéra, mettre en garde mon compagnon contre une possibilité, toujours menaçante autour de nous, d’étranglement. Certes ! une fois dans les dessous, mes pistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j’étais bien sûr que du moment qu’il ne s’était point opposé du premier coup à notre entrée dans le chemin des communards, Erik ne se