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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

venu le chef d’une des plus illustres et des plus antiques familles de France, dont les quartiers de noblesse remontaient à Louis le Hutin. La fortune des Chagny était considérable, et quand le vieux comte, qui était veuf, mourut, ce ne fut point une mince besogne pour Philippe, que celle qu’il dut accepter de gérer un aussi lourd patrimoine. Ses deux sœurs et son frère Raoul ne voulurent point entendre parler de partage, et ils restèrent dans l’indivision, s’en remettant de tout à Philippe, comme si le droit d’aînesse n’avait point cessé d’exister. Quand les deux sœurs se marièrent, — le même jour, — elles reprirent leurs parts des mains de leur frère, non point comme une chose leur appartenant, mais comme une dot dont elles lui exprimèrent leur reconnaissance.

La comtesse de Chagny — née de Moerogis de la Martynière — était morte en donnant le jour à Raoul, né vingt ans après son frère aîné. Quand le vieux comte était mort, Raoul avait douze ans. Philippe s’occupa activement de l’éducation de l’enfant. Il fut admirablement secondé dans cette tâche par ses sœurs d’abord et puis par une vieille tante, veuve de soldat, qui habitait Rennes et qui donna au jeune Raoul le goût du métier de toute une lignée célèbre dans les fastes militaires de la France. Il entra à Saint-Cyr, en sortit dans les premiers numéros et choisit son arme : les hussards ; mais, las bientôt de la caserne et du mess, il avait demandé à permuter. Et, grâce à de puissants appuis, il semblait devoir être désigné pour faire partie de l’état-major d’une mission dangereuse qui allait s’enfoncer dans l’Est africain, tenter de joindre, par le plus audacieux exploit, les deux océans. En attendant qu’il fût statué sur son sort, il restait dans son arme et jouissait d’un long congé qui ne devait prendre fin que dans six mois. Les douairières du noble faubourg, en voyant cet enfant joli, qui paraissait si fragile, le plaignaient déjà des rudes travaux qui l’attendaient.

La timidité de ce marin, je serais presque tenté de dire, son innocence, était remarquable. Il semblait être sorti la veille de la main des femmes. De fait, choyé par ses deux sœurs et par sa vieille tante, il avait gardé de cette éducation purement féminine des manières presque candides, empreintes d’un charme que rien, jusqu’alors, n’avait pu ternir. À cette époque, il avait un peu plus de vingt et un ans et en paraissait dix-huit. Il avait une petite moustache blonde, de beaux yeux bleus et un teint de fille.

Philippe gâtait beaucoup Raoul. D’abord, il en était très fier et prévoyait avec joie une carrière glorieuse pour son cadet. Il profitait du congé de son frère pour lui montrer Paris, que celui-ci ignorait à peu près dans ce qu’il peut offrir de joie luxueuse et de plaisir artistique.

Le comte estimait qu’à l’âge de Raoul trop de sagesse n’est plus tout à fait sage. C’était un caractère fort bien équilibré, que celui de Philippe, pondéré dans ses travaux comme dans ses plaisirs, toujours d’une tenue parfaite, incapable de montrer à son frère un méchant exemple. Il l’emmena partout avec lui, il lui fit même connaître le foyer de la danse. Je sais bien que l’on racontait que le comte était du « dernier bien » avec la Sorelli. Mais quoi ! pouvait-on faire un crime à ce gentilhomme, resté célibataire, et qui, par conséquent, avait bien des loisirs devant lui, surtout depuis que ses sœurs étaient établies, de venir passer une heure ou deux, après son dîner, dans la compagnie d’une danseuse qui, évidemment, n’était point très, très spirituelle, mais qui avait les plus jolis yeux du monde ? Et puis, il y a des endroits où un vrai Parisien, quand il tient le rang du comte de Chagny, doit se montrer, et, à cette époque, le foyer de la danse de l’Opéra était un de ces endroits-là.

Enfin, peut-être Philippe n’eût-il pas conduit son frère dans les coulisses de l’Académie nationale de musique, si celui-ci n’avait été le premier, à plusieurs reprises, à le lui demander avec une douce obstination dont le comte devait se souvenir plus tard.

Philippe, après avoir applaudi ce soir-là la Daaé, s’était tourné du côté de Raoul, et l’avait vu si pâle qu’il en avait été effrayé.

« Vous ne voyez donc point, avait dit Raoul, que cette femme se trouve mal ? »

En effet, sur la scène, on devait soutenir Christine Daaé.

« C’est toi qui vas défaillir… fit le comte en se penchant vers Raoul. Qu’as-tu donc ? »