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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

« Raoul ! Raoul ! »

Ah ! nous crions tous à la fois, maintenant, de l’un et de l’autre côté du mur. Christine sanglote, elle ne savait point si elle retrouverait M. de Chagny vivant !… Le monstre a été terrible, paraît-il… Il n’a fait que délirer en attendant qu’elle voulût bien prononcer le « oui » qu’elle lui refusait… Et cependant, elle lui promettait ce « oui » s’il voulait bien la conduire dans la chambre des supplices !… Mais il s’y était obstinément opposé, avec des menaces atroces à l’adresse de tous ceux de la race humaine… Enfin, après des heures et des heures de cet enfer, il venait de sortir à l’instant… la laissant seule pour réfléchir une dernière fois…

… Des heures et des heures !… Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il, Christine ?…

« Il est onze heures !… onze heures moins cinq minutes !…


— Mais quelles onze heures ?…

— Les onze heures qui doivent décider de la vie ou de la mort !… Il vient de me le répéter en partant, reprend la voix râlante de Christine… Il est épouvantable ! Il délire et il a arraché son masque et ses yeux d’or lancent des flammes ! Et il ne fait que rire !… Il m’a dit en riant, comme un démon ivre : « Cinq minutes ! Je te laisse seule à cause de ta pudeur bien connue !… Je ne veux pas que tu rougisses devant moi quand tu me diras « oui », comme les timides fiancées !… Que diable ! on sait son monde ! » Je vous ai dit qu’il était comme un démon ivre !… « Tiens ! (et il a puisé dans le petit sac de la vie et de la mort) Tiens ! m’a-t-il dit, voilà la petite clef de bronze qui ouvre les coffrets d’ébène qui sont sur la cheminée de la chambre Louis-Philippe… Dans l’un de ces coffrets, tu trouveras un scorpion et dans l’autre une sauterelle, des animaux très bien imités en bronze du Japon ; ce sont des animaux qui disent oui et non ! C’est-à-dire que tu n’auras qu’à tourner le scorpion sur son pivot, dans la position contraire à celle où tu l’auras trouvé… cela signifiera à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre des fiançailles : oui !… La sauterelle, elle, si tu la tournes, voudra dire : non ! à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre de la mort !… » Et il riait comme un démon ivre ! Moi, je ne faisais que lui réclamer à genoux la clef de la chambre des supplices, lui promettant d’être à jamais sa femme s’il m’accordait cela… Mais il m’a dit qu’on n’aurait plus besoin jamais de cette clef et qu’il allait la jeter au fond du lac !… Et puis, en riant comme un démon ivre, il m’a laissée en me disant qu’il ne reviendrait que dans cinq minutes, à cause qu’il savait tout ce que l’on doit, quand on est un galant homme, à la pudeur des femmes !… Ah ! oui, encore il m’a crié : La sauterelle !… Prends garde à la sauterelle !… Ça ne tourne pas seulement une sauterelle, ça saute !… ça saute !… ça saute joliment bien !… »

J’essaie ici de reproduire avec des phrases, des mots entrecoupés, des exclamations, le sens des paroles délirantes de Christine !… Car, elle aussi, pendant ces vingt-quatre heures, avait dû toucher le fond de la douleur humaine… et peut-être avait-elle souffert plus que nous !… À chaque instant, Christine s’interrompait et nous interrompait pour s’écrier : « Raoul ! souffres-tu ?… » Et elle tâtait les murs, qui étaient froids maintenant, et elle demandait pour quelle raison ils avaient été si chauds !… Et les cinq minutes s’écoulèrent et, dans ma pauvre cervelle, grattaient de toutes leurs pattes le scorpion et la sauterelle !…

J’avais cependant conservé assez de lucidité pour comprendre que si l’on tournait la sauterelle, la sauterelle sautait… et avec elle beaucoup de ceux de la race humaine ! Point de doute que la sauterelle commandait quelque courant électrique destiné à faire sauter la poudrière !… Hâtivement, M. de Chagny, qui semblait maintenant, depuis qu’il avait réentendu la voix de Christine, avoir recouvré toute sa force morale, expliquait à la jeune fille dans quelle situation formidable nous nous trouvions, nous et tout l’Opéra… Il fallait tourner le scorpion, tout de suite…

Ce scorpion, qui répondait au oui tant souhaité par Erik, devait être quelque chose qui empêcherait peut-être la catastrophe de se produire.

« Va !… va donc, Christine, ma femme adorée !… » commanda Raoul.

Il y eut un silence.

« Christine, m’écriai-je, où êtes-vous ?

— Auprès du scorpion !