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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

vais mourir… oui, je l’ai embrassée vivante…

— Et maintenant, elle est morte ?

— Je te dis que je l’ai embrassée comme ça sur le front… et elle n’a point retiré son front de ma bouche !… Ah ! c’est une honnête fille ! Quant à être morte, je ne le pense pas, bien que cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pas morte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un a touché un cheveu de sa tête ! C’est une brave et honnête fille qui t’a sauvé la vie, par-dessus le marché, daroga, dans un moment où je n’aurais pas donné deux sous de ta peau de Persan. Au fond, personne ne s’occupait de toi. Pourquoi étais-tu là avec ce petit jeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marché ! Ma parole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je lui avais répondu que, puisqu’elle avait tourné le scorpion, j’étais devenu par cela même, et de sa bonne volonté, son fiancé et qu’elle n’avait pas besoin de deux fiancés, ce qui était assez juste ; quant à toi, tu n’existais pas, tu n’existais déjà plus, je te le répète, et tu allais mourir avec l’autre fiancé !

Seulement, écoute bien, daroga, comme vous criiez comme des possédés à cause de l’eau, Christine est venue à moi, ses beaux grands yeux bleus ouverts et elle m’a juré, sur son salut éternel, qu’elle consentait à être ma femme vivante ! Jusqu’alors, dans le fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femme morte ; c’était la première fois que j’y voyais ma femme vivante. Elle était sincère, sur son salut éternel. Elle ne se tuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes les eaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, car j’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !… Voilà ! C’était entendu ! je devais vous reporter chez vous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eu débarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suis revenu, moi, tout seul.

— Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit le Persan.

— Ah ! tu comprends… celui-là, daroga, je n’allais pas comme ça le reporter tout de suite sur le dessus de la terre… C’était un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dans la demeure du Lac, à cause de Christine ; alors je l’ai enfermé bien confortablement, je l’ai enchaîné proprement (le parfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans le caveau des communards qui est dans la partie la plus déserte de la plus lointaine cave de l’Opéra, plus bas que le cinquième dessous, là où personne ne va jamais et d’où l’on ne peut se faire entendre de personne. J’étais bien tranquille et, je suis revenu auprès de Christine. Elle m’attendait… »

À cet endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva si solennellement que le Persan qui avait repris sa place dans son fauteuil dut se lever, lui aussi, comme obéissant au même mouvement et sentant qu’il était impossible de rester assis dans un moment aussi solennel et même (m’a dit le Persan lui-même) il ôta, bien qu’il eût la tête rase, son bonnet d’astrakan.

« Oui ! Elle m’attendait ! reprit Erik, qui se prit à trembler comme une feuille, mais à trembler d’une vraie émotion solennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraie fiancée vivante, sur son salut éternel… Et quand je me suis avancé, plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvée… non, non… elle est restée… elle m’a attendu… je crois bien même, daroga, qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme une fiancée vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai… embrassée !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’est pas morte !… Et elle est restée tout naturellement à côté de moi, après que je l’ai eu embrassée, comme ça… sur le front… Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tu ne peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Ma mère, daroga, ma pauvre misérable mère n’a jamais voulu que je l’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… ni aucune femme !… jamais !… jamais !… Ah ! ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareil bonheur, n’est ce pas, j’ai pleuré. Et je suis tombé en pleurant à ses pieds… et j’ai embrassé ses pieds… ses petits pieds, en pleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussi pleurait… l’ange a pleuré !… »

Comme il racontait ces choses, Erik sanglotait et le Persan, en effet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui, les épaules secouées, les mains à la poitrine, tan-