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la musique. Et quelle musique ! Nous la connaissions déjà ! Christine et moi l’avions déjà entendue en notre jeunesse. Mais jamais sur le violon du père Daaé, elle ne s’était exprimée avec un art aussi divin. Je ne pus mieux faire, en cet instant, que de me rappeler tout ce que Christine venait de me dire de l’Ange de la musique, et je ne sus trop que penser de ces sons inoubliables qui, s’ils ne descendaient pas du ciel, laissaient ignorer leur origine sur terre. Il n’y avait point là d’instrument ni de main pour conduire l’archet. Oh ! je me rappelai l’admirable mélodie. C’était la Résurrection de Lazare, que le père Daaé nous jouait dans ses heures de tristesse et de foi. L’Ange de Christine aurait existé qu’il n’aurait pas mieux joué cette nuit-là avec le violon du défunt ménétrier. L’invocation de Jésus nous ravissait à la terre, et, ma foi, je m’attendis presque à voir se soulever la pierre du tombeau du père de Christine. L’idée me vint aussi que Daaé avait été enterré avec son violon et, en vérité, je ne sais point jusqu’où, dans cette minute funèbre et rayonnante, au fond de ce petit dérobé cimetière de province, à côté de ces têtes de morts qui nous riaient de toutes leurs mâchoires immobiles, non, je ne sais point jusqu’où s’en fut mon imagination, ni où elle s’arrêta.

« Mais la musique s’était tue et je retrouvai mes sens. Il me sembla entendre du bruit du côté des têtes de morts de l’ossuaire.

D. — Ah ! ah ! vous avez entendu du bruit du côté de l’ossuaire ?

R. — Oui, il m’a paru que les têtes de morts ricanaient maintenant et je n’ai pu m’empêcher de frissonner.

D. — Vous n’avez point pensé tout de suite que derrière l’ossuaire pouvait se cacher justement le musicien céleste qui venait de tant vous charmer ?

R. — J’ai si bien pensé cela, que je n’ai plus pensé qu’à cela, monsieur le commissaire, et que j’en oubliai de suivre Mlle Daaé qui venait de se relever et gagnait tranquillement la porte du cimetière. Quant à elle, elle était tellement absorbée, qu’il n’est point étonnant qu’elle ne m’ait pas aperçu. Je ne bougeai point, les yeux fixés vers l’ossuaire, décidé à aller jusqu’au bout de cette incroyable aventure et d’en connaître le fin mot.

D. — Et alors, qu’arriva-t-il pour qu’on vous ait retrouvé au matin, étendu à demi mort, sur les marches du maître-autel ?

R. — Oh ! ce fut rapide… Une tête de mort roula à mes pieds… puis une autre… puis une autre… On eût dit que j’étais le but de ce funèbre jeu de boules. Et j’eus cette imagination qu’un faux mouvement avait dû détruire l’harmonie de l’échafaudage derrière lequel se dissimulait notre musicien. Cette hypothèse m’apparut d’autant plus raisonnable qu’une ombre glissa tout à coup sur le mur éclatant de la sacristie.

« Je me précipitai. L’ombre avait déjà, poussant la porte, pénétré dans l’église. J’avais des ailes, l’ombre avait un manteau. Je fus assez rapide pour saisir un coin du manteau de l’ombre. À ce moment, nous étions, l’ombre et moi, juste devant le maître-autel et les rayons de la lune, à travers le grand vitrail de l’abside, tombaient droit devant nous. Comme je ne lâchai point le manteau, l’ombre se retourna et, le manteau dont elle était enveloppée s’étant entrouvert, je vis, monsieur le juge, comme je vous vois, une effroyable tête de mort qui dardait sur moi un regard où brûlaient les feux de l’enfer. Je crus avoir affaire à Satan lui-même et, devant cette apparition d’outre-tombe, mon cœur, malgré tout son courage, défaillit, et je n’ai plus souvenir de rien jusqu’au moment où je me réveillai dans ma petite chambre de l’auberge du Soleil-Couchant. »


VII

une visite à la loge no 5


Nous avons quitté MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin dans le moment qu’ils se décidaient à aller faire une petite visite à la première loge no 5.

Ils ont laissé derrière eux le large escalier qui conduit du vestibule de l’administration à la scène et ses dépendances ; ils ont traversé la scène (le plateau), ils sont entrés dans le théâtre par l’entrée des abonnés, puis, dans la salle, par le premier couloir à gauche. Ils se sont alors glissés entre les premiers rangs des fauteuils d’orchestre et ont regardé la pre-