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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

Voix, qu’à remonter au ciel. Et elle me dit cela avec un tel accent de douleur humaine que j’aurais dû, dès ce jour-là, me méfier et commencer à comprendre que j’avais été étrangement victime de mes sens abusés. Mais ma foi dans cette apparition de Voix, à laquelle était mêlée si intimement la pensée de mon père, était encore entière. Je ne craignais rien tant que de ne la plus entendre ; d’autre part, j’avais réfléchi sur le sentiment qui me portait vers vous ; j’en avais mesuré tout l’inutile danger ; j’ignorais même si vous vous souveniez de moi. Quoi qu’il arrivât, votre situation dans le monde m’interdisait à jamais la pensée d’une honnête union ; je jurai à la Voix que vous n’étiez rien pour moi qu’un frère et que vous ne seriez jamais rien d’autre et que mon cœur était vide de tout amour terrestre… Et voici la raison, mon ami, pour laquelle je détournais mes yeux quand, sur le plateau ou dans les corridors, vous cherchiez à attirer mon attention, la raison pour laquelle je ne vous reconnaissais pas… pour laquelle je ne vous voyais pas !… Pendant ce temps, les heures de leçons, entre la Voix et moi, se passaient dans un divin délire. Jamais la beauté des sons ne m’avait possédée à ce point et un jour la Voix me dit : « Va maintenant, Christine Daaé, tu peux apporter aux hommes un peu de la musique du ciel ! »

« Comment, ce soir-là, qui était le soir de gala, la Carlotta ne vint-elle pas au théâtre ? Comment ai-je été appelée à la remplacer ? Je ne sais ; mais je chantai… je chantai avec un transport inconnu ; j’étais légère comme si l’on m’avait donné des ailes ; je crus un instant que mon âme embrasée avait quitté son corps !

— Ô Christine ! fit Raoul, dont les yeux étaient humides à ce souvenir, ce soir-là, mon cœur a vibré à chaque accent de votre voix. J’ai vu vos larmes couler sur vos joues pâles, et j’ai pleuré avec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter en pleurant ?

— Mes forces m’abandonnèrent, dit Christine, je fermai les yeux… Quand je les rouvris, vous étiez à mon côté ! Mais la Voix aussi y était. Raoul !… J’eus peur pour vous, et encore, cette fois, je ne voulus point vous reconnaître et je me mis à rire quand vous m’avez rappelé que vous aviez ramassé mon écharpe dans la mer !…

« Hélas ! on ne trompe pas la Voix !… Elle vous avait bien reconnu, elle !… Et la Voix était jalouse !… Les deux jours suivants, elle me fit des scènes atroces… Elle me disait : « Vous l’aimez ! si vous ne l’aimiez pas, vous ne le fuiriez pas ! C’est un ancien ami à qui vous serreriez la main, comme à tous les autres… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne craindriez pas de vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avec moi !… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne le chasseriez pas !…

« — C’est assez, fis-je à la Voix irritée ; demain, je dois aller à Perros, sur la tombe de mon père ; je prierai M. Raoul de Chagny de m’y accompagner.

« — À votre aise, répondit-elle, mais sachez que moi aussi je serai à Perros, car je suis partout où vous êtes, Christine, et si vous êtes toujours digne de moi, si vous ne m’avez pas menti, je vous jouerai, à minuit sonnant, sur la tombe de votre père, la Résurrection de Lazare, avec le violon du mort.

« Ainsi, je fus conduite, mon ami, à vous écrire la lettre qui vous amena à Perros. Comment ai-je pu être à ce point trompée ? Comment, devant les préoccupations aussi personnelles de la Voix, ne me suis-je point doutée de quelque imposture ? Hélas ! je ne me possédais plus : j’étais sa chose !… Et les moyens dont disposait la Voix devaient facilement abuser une enfant telle que moi !

— Mais enfin, s’écria Raoul, à ce point du récit de Christine où elle semblait déplorer avec des larmes la trop parfaite innocence d’un esprit bien peu « avisé »… mais enfin vous avez bientôt su la vérité !… Comment n’êtes-vous point sortie aussitôt de cet abominable cauchemar ?

— Apprendre la vérité !… Raoul !… Sortir de ce cauchemar !… Mais je n’y suis entrée, malheureux, dans ce cauchemar, que du jour où j’ai connu cette vérité !… Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne vous ai rien dit… et maintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre, plaignez-moi, Raoul !… plaignez-moi !… Un soir, soir fatal… tenez… c’était le soir où il devait arriver tant de malheurs… le soir où Carlotta put se croire transformée sur la scène en un hideux crapaud et où elle se prit à pousser