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ERIK

je la suivais enivrée dans son voyage harmonieux ; je faisais partie du troupeau d’Orphée ! Elle me promena dans la douleur, et dans la joie, dans le martyre, dans le désespoir, dans l’allégresse, dans la mort et dans les triomphants hyménées… j’écoutais… Elle chantait… Elle me chanta des morceaux inconnus… et me fit entendre une musique nouvelle qui me causa une étrange impression de douceur, de langueur, de repos… une musique qui, après avoir soulevé mon âme, l’apaisa peu à peu, et la conduisit jusqu’au seuil du rêve. Je m’endormis.

Quand je me réveillai, j’étais seule, sur une chaise longue, dans une petite chambre toute simple, garnie d’un lit banal en acajou, aux murs tendus de toile de Jouy, et éclairée par une lampe posée sur le marbre d’une vieille commode « Louis-Philippe ». Quel était ce décor nouveau ?… Je me passai la main sur le front, comme pour chasser un mauvais songe… Hélas ! je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que je n’avais pas rêvé ! J’étais prisonnière et je ne pouvais sortir de ma chambre que pour entrer dans une salle de bains des plus confortables ; eau chaude et eau froide à volonté. En revenant dans ma chambre, j’aperçus sur ma commode un billet à l’encre rouge qui me renseigna tout à fait sur ma triste situation et que, si cela avait été encore nécessaire, eût enlevé tous mes doutes sur la réalité des événements : « Ma chère Christine, disait le papier, soyez tout à fait rassurée sur votre sort. Vous n’avez point au monde de meilleur, ni de plus respectueux ami que moi. Vous êtes seule, en ce moment, dans cette demeure qui vous appartient. Je sors pour courir les magasins et vous rapporter tout le linge dont vous pouvez avoir besoin. »

« Décidément ! m’écriai-je, je suis tombée entre les mains d’un fou ! Que vais-je devenir ? Et combien de temps ce misérable pense-t-il donc me tenir enfermée dans sa prison souterraine ?

Je courus dans mon petit appartement comme une insensée, cherchant toujours une issue que je ne trouvai point. Je m’accusais amèrement de ma stupide superstition et je pris un plaisir affreux à railler la parfaite innocence avec laquelle j’avais accueilli, à travers les murs, la Voix du génie de la musique… Quand on était aussi sotte, il fallait s’attendre aux plus inouïes catastrophes et on les avait méritées toutes ! J’avais envie de me frapper et je me mis à rire de moi et à pleurer sur moi, en même temps. C’est dans cet état qu’Erik me trouva.

Après avoir frappé trois petits coups secs dans le mur, il entra tranquillement par une porte que je n’avais pas su découvrir et qu’il laissa ouverte. Il était chargé de cartons et de paquets et il les déposa sans hâte sur mon lit, pendant que je l’abreuvais d’outrages et que je le sommais d’enlever ce masque, s’il avait la prétention d’y dissimuler un visage d’honnête homme.

Il me répondit avec une grande sérénité :

« Vous ne verrez jamais le visage d’Erik. »

Et il me fit reproche que je n’avais encore point fait ma toilette à cette heure du jour ; — il daigna m’instruire qu’il était deux heures de l’après-midi. Il me laissait une demi-heure pour y procéder, — disant cela, il prenait soin de remonter ma montre et de la mettre à l’heure. — Après quoi, il m’invitait à passer dans la salle à manger, où un excellent déjeuner, m’annonça-t-il, nous attendait. J’avais grand faim, je lui jetai la porte au nez et entrai dans le cabinet de toilette. Je pris un bain après avoir placé près de moi une magnifique paire de ciseaux avec laquelle j’étais bien décidée à me donner la mort, si Erik, après s’être conduit comme un fou, cessait de se conduire comme un honnête homme. La fraîcheur de l’eau me fit le plus grand bien et, quand je réapparus devant Erik, j’avais pris la sage résolution de ne le point heurter ni froisser en quoi que ce fût, de le flatter au besoin pour en obtenir une prompte liberté. Ce fut lui, le premier, qui me parla de ses projets sur moi, et me les précisa, pour me rassurer, disait-il. Il se plaisait trop en ma compagnie pour s’en priver sur-le-champ comme il y avait un moment consenti la veille, devant l’expression indignée de mon effroi. Je devais comprendre maintenant, que je n’avais point lieu d’être épouvantée de le voir à mes côtés. Il m’aimait, mais il ne me le dirait qu’autant que je le lui permettrais et le reste du temps se passerait en musique.