Page:Loti - L’Outrage des Barbares, 1917.djvu/24

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Mais c’est parce qu’ils n’y croient pas, parce qu’ils ne savent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas vu !… Ah ! combien je voudrais amener ici quelques-uns de mes amis espagnols ! Certes les écailles tomberaient enfin de devant leurs yeux !

Si je songe particulièrement à l’Espagne, à l’Espagne cependant si chevaleresque, c’est que je l’avais tant aimée, depuis vingt-cinq ans que j’habite à sa frontière… Nous nous passerons de son aide et, quand nous en aurons fini, je ne serai pas jaloux qu’elle ait sa part de délivrance. Mais j’aurais tant souhaité l’avoir aussi vue à nos côtés, à la peine et à l’honneur !



Après que j’ai longuement traversé la ville angoissante et ses faubourgs aussi infernalement saccagés que ses quartiers de quasi-opulence, j’arrive à une région où m’attendait, pour tableau final, le désastre des arbres. — « Tel soldat — disaient leurs instructions abominables — tel soldat, avec son équipe, sera chargé de scier les arbres fruitiers. » Donc, méthodiquement comme toujours, chacun s’en est acquitté. Dans une zone de plusieurs lieues, les grands poiriers, les magnifiques pommiers centenaires qui représentaient la richesse des paysans, s’arrangeaient en bordure de chaque côté des routes, ou bien en quinconces dans les vergers, — et les gorilles (sans négliger pour cela de faire sauter le moindre hameau), les gorilles ont trouvé le temps de les scier tous à un mètre du sol. Dès que la ramure de l’un chancelait et s’abattait, ils passaient à un autre, sans perdre leurs précieuses minutes à donner le coup de grâce, dans leur hâte de les atteindre tous ; c’est pourquoi beaucoup de ces belles cimes d’arbres, ainsi couchées, se rattachent encore au tronc par quelques lambeaux d’écorce qui leur ont fourni la sève pour refleurir une dernière fois, à leur dernier printemps. On dirait ainsi d’énormes bouquets blancs ou roses, déposés sur la terre. Cette sève évidemment va manquer bientôt ; les fleurs vont se faner sans donner leurs fruits ; mais c’est presque touchant, dans sa mélancolie, toutes ces pauvres floraisons suprêmes d’arbres vénérables qui vont mourir.