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VIE DE LUCAIN.


qu’une mort funeste devait arrêter si vite, n’eut que le temps de montrer de la grandeur sans naturel et sans vérité : car le gout de la simplicité appartient rarement à la jeunesse, et dans les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l’étude et de la maturité. Lucain paraissait d’ailleurs au milieu de la décadence des lettres, précipitée par la servitude publique, et par cette fausse éloquence des rhéteurs, qui remplaçait les mâles accents de la liberté romaine. Les lettres subissaient dans Rome la protection de Néron ; et la philosophie, qui s’était flattée de conduire et d’inspirer le jeune maître du monde, s’avilissait devant lui, et figurait parmi les passe-temps de sa cour. Néron, qui, dans les premiers moments où il préludait à ses crimes par toutes les fantaisies du pouvoir absolu, était acteur, musicien et poète, accueillit les talents de Lucain. Il le fit questeur, augure, le combla de faveurs, et voulut même l’honorer de sa rivalité. Dans les jeux littéraires que l’empereur avait établis, Lucain chanta la descente d’Orphée aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé. Un tyran, mauvais poète, est un dangereux concurrent ; et il parait que Lucain, encore plus poëte que courtisan, ayant eu l’audace de remporter la palme, perdit le mérite de ses premières flatteries. Il ne s’agit pas encore de ces adulations trop célèbres qui déshonorent le commencement de la Pharsale, et qui ne sont pas moins choquantes par le mauvais goût que par la bassesse. On ne peut en assigner l’époque ; et l’on ignore si elles se rapportent à ces commencements de Néron, affectant quelque vertu, ou si elles s’adressent à Néron déjà coupable. À leur dégoûtante servilité, on croirait assez qu’elles ont été faite pour un tyran connu et redouté. Jamais bon prince ne fut ainsi loué. Au reste, suivant une ancienne tradition, un vers de cette emphatique apothéose avait déjà préparé, dans l’esprit de l’empereur, la disgrâce du poète. Néron, qui était louche, s’offensa du vers :

Unde tuam vides obliquo sidere Romam.

On a peut-être supposé cette anecdote pour expliquer de la part de Néron une animosité dont la cause se présente d’elle-même en lisant la Pharsale. Il suffira de se rappeler avec quel soin cruel les premiers tyrans de Rome punissaient tous les souvenirs de la liberté, et tous les éloges donnés à ses derniers héros. Sous Tibère, l’historien Crémutius Cordus avait été rais à mort par sentence du sénat, pour avoir admiré Brutus et Cassius. Cet exemple se reproduisit plus d’une fois, c’était une tradition de la tyrannie impériale. Est-il besoin d’expliquer par une autre cause comment Lucain, admis dans la faveur du prince, ne put jamais s’avilir assez par les plus honteuses flatteries, pour racheter le crime d’avoir pleuré sur Pompée, d’avoir loué Brutus. et divinisé la vertu de Caton ?

Quoiqu’il en soit de cette conjecture, Lucain, dans l’éclat de sa renommée, ayant fait un poëme sur l’incendie de Troie et sur celui de Rome, reçut de l’empereur la défense de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre, selon le privilége des poëtes du temps. Cette persécution l’irrita. On peut croire aussi que de plus sérieux motifs lui inspirèrent contre Néron une haine justifiée par les forfaits de ce tyran, et le déterminèrent à partager des projets qui faisaient l’espérance des meilleurs citoyens de Rome. Néron était empoisonneur, parricide, et s’était souillé de sang et de mille infamies, lorsque Pis(m et plusieurs illustres Romains formèrent un complot contre sa vie. Lucain s’y jeta des premiers, avec tout le dépit qu’excitait en lui l’oppression jalouse que l’empereur faisait peser sur son talent. Cette conjuration, qui avait pour complices des grands de Rome, des sénateurs, des chevaliers, des écrivains célèbres, une courtisane, fut découverte par un affranchi. Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture ; ils révélèrent leurs complices : la courtisane Épicharis, l’aurait-on cru, montra un caractère héroïque. Lucain, cédant à la promesse de la vie, dénonça tous ses amis, et déposa contre sa propre mère. Un ancien grammairien, qui raconte ce fait après Tacite, suppose que Lucain espérait qu’une telle impiété lui servirait pi es de Néron parricide. Sans adopter cette affreuse explication d’une détestable faiblesse, on peut croire que Lucain avait dans le caractère ce genre d’élévation qui lient à l’imagination plus qu’à l’âme, et qui trompe certains hommes en les transportant au-dessus d’eux-mêmes en espérance et en idée, pour les laisser, au moment du péril, retomber sur leur propre faiblesse. Il semble que cette fausse grandeur, sujette à des inégalités si déplorables, ait passé dans le talent poétique de Lucain. Le tyran ne laissa au poëte que le choix du supplice (l’an 65 de J.-C).

Lucain, près de mourir, retrouva toute sa fierté. S’étant fait ouvrir les veines, il expira en récitant des vers ou il décrit les derniers moments d’un jeune guerrier qui, blessé par un serpent, jette par tous ses pores son sang avec sa vie. Il était âgé de vingt-sept ans, et désigne consul pour l’année suivante, il avait épousé une femme romaine, célèbre par sa naissance, .sa vertu, sa beauté. Lucain avait composé beaucoup de poésies, perdues pour nous : des sylves ; un chant sur la descente d’Enée aux enfers ; deux autres sur l’incendie de Troie et sur celui de Rome ; une Médée, sujet déjà tenté par Ovide ; des épitres, dont une seule à la louange de Calpurnius Pison est parvenue jusqu’à nous, et paraît porter le cachet de son génie. Mais le titre de sa gloire, c’est la Pharsale, ouvrage que des beautés supérieures ont protégé contre ses énormes défauts. Stace, qui, dans un chant lyrique, a célébré la muse jeune et brillante de Lucain, et sa mort prématurée, n’hé-