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LA FOUX-AUX-ROSES

— Chère, chère tante Dor, comme tu as de bonnes idées ; va-t-il être content, va-t-il être fier, ce Norbert !… et le cousin Honoré aussi, j’en suis certaine ! »

Irène, dans l’excès de sa joie, exécuta deux ou trois bonds au milieu des objets qui jonchaient le parquet, puis revint se planter devant Mlle  Lissac, d’un air à la fois heureux et reconnaissant.

« Oui, je comprends, dit cette dernière, tu aimes nos cousins malgré moi et tu t’imagines que je finirai aussi par les traiter en amis… détrompe-toi : Norbert est un brave cœur, l’aîné des garçons de notre famille, digne de posséder ma relique, je l’avoue ; il gagnerait facilement mon affection sans la Foux-aux-Roses ; mais, souviens-toi toujours qu’elle nous appartient avec la moitié du champ qu’Honoré, comme son père, s’obstine à garder : les Brial doivent demeurer nos ennemis tant qu’ils n’auront pas cédé !… À présent, allons prendre l’air, le mistral me fera du bien ! »

Mlle  Dorothée porta la canne dans la salle, se couvrit d’une cape montagnarde, puis sortit après avoir placé une pochette de toile grise dans les mains d’Irène.

Celle-ci emboîta le pas sans souffler mot, la figure cachée sous ses boucles rousses que le vent ramenait sur ses yeux. Sa gaieté s’était envolée avec les dernières paroles de sa tante. Quoi ! c’était donc vrai : la jolie Foux serait toujours un obstacle à la paix tant désirée ! Malgré ses bontés pour Norbert, Mlle  Lissac conservait sa rancune !…

Elles suivaient le chemin de la source, Irène ne s’en étonnait pas : on était au 15 avril et, le 15 de chaque mois, à l’exemple de son père, la tante Dor se rendait au pont fermé pour en faire jouer la serrure. Sous le bosquet, dans les ramures des orangers, le mistral chantait tristement. La petite fille avait presque les larmes aux yeux quand, pour obéir à sa tante, elle introduisit la main dans la pochette et en retira une grande clef brillante comme si elle sortait de chez le serrurier.

« Mets-la toi-même dans la serrure, ordonna la vieille demoiselle, je trouve bon que tu t’y habitues… Ah bien ! à quoi penses-tu ? il est inutile d’ouvrir la porte toute grande !

— Seulement pour voir comment c’était autrefois, dit Irène plantée sur le seuil. Ah ! la Foux était bien plus jolie avec le pont ouvert !

— Peut-être bien, mais la porte restera close, et jamais, de mon vivant, un Brial ne la franchira !… Dieu merci, je suis ferme ! » ajouta Mlle  Dorothée comme se parlant à elle-même.

De nouveau l’énorme pêne glissait dans la gâche lorsque, à travers les sifflements de la tempête, Irène crut distinguer une voix.

« Écoute, tante, on crie par là…

— Tu te trompes, c’est le vent dans les arbres.

— Non, quelqu’un appelle… là, entends-tu à présent ?

— Irène !… Irène ! est-ce vous qui êtes là ?… criait une voix très faible.

— J’en étais sure ! c’est Norbert, le voici qui accourt avec un homme. »

Le jeune garçon, en effet, arrivait près de la rive, et toutes deux purent reconnaître, dans son compagnon, Bosque, le principal employé de la distillerie.

L’un et l’autre étaient pâles et Norbert, apercevant Mlle  Dorothée, reprit, tout haletant :

« Ah ! cousine ! c’est le bon Dieu qui vous envoie… si vous saviez… le grand, l’affreux malheur ! »

Le vent affaiblissait encore sa voix ; néanmoins la vieille demoiselle saisit les dernières paroles :

« Que parles-tu de malheur, mon ami, ton visage est à l’envers… dis vite, je n’aime pas les rébus ! »

Norbert obéit, à en juger par ses gestes, mais les hurlements du mistral redoublaient de violence ; ils formaient, avec l’eau chantante de la Foux et les branches follement agitées, un bruit assourdissant. Ce que disait le jeune garçon n’arrivait plus du tout sur la rive opposée. Irène et sa tante le virent s’appuyer à un arbre et se cacher le visage dans ses mains, tandis que Bosque essayait à son tour de faire entendre une explication.