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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

Aide-moi toi-même dans cette affaire. Je n’ai rien à t’apprendre là-dessus ; et toi, si c’est pour cela que tu es venu vers moi, tu n’y es pas venu comme vers un philosophe, mais comme tu aurais été vers un marchand de légumes ou vers un savetier. Sur quoi donc les philosophes peuvent-ils nous apprendre quelque chose ? Sur les moyens de mettre et de maintenir, quoi qu’il arrive, notre faculté maîtresse en conformité avec la nature. Cela te semble-t-il une si petite affaire ? — Non ; c’en est une très-grosse au contraire. — Eh bien ! crois-tu qu’il n’y faille que peu de temps, et que ce soit une chose qu’on puisse apprendre en passant ? Si tu le peux, toi, apprends-la.

Tu diras après cela : « J’ai causé avec Épictète ; autant aurait valu causer avec une pierre ! avec une statue ! » C’est qu’en effet tu m’auras vu, mais rien de plus ; tandis que causer avec quelqu’un comme avec un homme, c’est apprendre de lui ses opinions, et lui révéler à son tour les siennes. Apprends de moi mes opinions, montre-moi les tiennes, et tu pourras dire après cela que tu as causé avec moi. Examinons-nous l’un l’autre. Si j’ai quelque opinion fausse, enlève-la-moi ; si tu as des opinions à toi, expose-les devant moi. C’est ainsi qu’on cause avec un philosophe. Ce n’est pas là ce que tu fais ; mais en passant par ici tu dis : « Tandis que nous louons le vaisseau, nous pourrons bien aussi voir Épictète. Voyons ce qu’il dit. » Puis, quand tu es débarqué : « Ce n’est rien qu’Épictète ! » dis-tu ; « il a fait des solécismes et des barbarismes ! » Et en effet, de quelle autre chose êtes-vous capables de juger quand vous venez à moi ? « Mais si je m’applique à ce que tu veux, dis-tu, je n’aurai point de terres, non plus que toi ; je n’aurai point de coupes d’argent, non plus que toi ; je n’aurai point de beaux bestiaux, non plus que toi. » À cela il me suffit peut-être de répondre : « Mais je n’en ai pas besoin ; tandis que toi, après avoir beaucoup acquis, tu auras encore besoin d’autre chose. Que tu le veuilles

    pen- ; c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut ; et l’ordre de sa pensée est de commencer par soi, et par son auteur, et par sa fin. Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela : mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser ce que c’est qu’être roi, et qu’être homme. »